«Ça n’a pas de prix!» selon nos aïeux. Faux, rétorquent les économistes des politiques publiques, pour qui la vie humaine a un «prix» commensurable et calculable à l’aune des cost-benefit analysis. Pour preuve, la valeur moyenne d’une vie humaine en Tunisie aux alentours de 685 000 $US, soit 1,7 million de DT. C’est 20% de plus que la valeur d’une vie au Maroc ou en Égypte, mais c’est 10 fois moins qu’en France, 22 fois moins qu’au Danemark ou aux États-Unis d’Amérique. Explications, allumer vos calculatrices…
La «vie n’a plus de valeur » ?
Qui n’a pas croisé des Tunisiens se plaindre : «dans ce pays, la vie n’a plus de valeur, elle ne vaut plus rien!». Ceux-ci ajoutent que des milliers de jeunes morts noyés en méditerranée, voulant fuir la Tunisie, pour une «vie meilleure»! Des milliers de familles bradent leurs épargnes et bijoux de famille pour envoyer leurs enfants au Canada, en Ukraine, en Allemagne, en Russie, au Sénégal, voire même en Malaisie! Pour faire des études et surtout pour expatriation!
Pis, des milliers des jeunes, garçons et filles, sont mobilisés en chair à canon, au service d’un Islamisme internationalisé, liant la Tunisie avec le terrorisme en Syrie, en Irak, en Libye.
Une vingtaine de nourrissons sont morts, en une matinée il y a quelques mois, par négligence dans la maternité du principal hôpital de Tunis (Wassila-Bourguiba de la Rabta). La même année plus de 25 personnes meurent dans un accident de bus, aussi par négligence criminelle. La Covid-19 a permis de constater que les hôpitaux publics de la Tunisie manquent du strict minimum pour soigner et réanimer des patients contaminés par le Coronavirus.
L’idée d’associer une valeur vénale à une vie humaine peut paraître moralement répugnante, à première vue! Mais les décisions publiques efficientes doivent impérativement passer sur la balance mesurant les avantages et inconvénients, y compris celles des vies sauvées ou perdues.
Les Américains étaient pionniers dans ce domaine depuis la Deuxième Guerre mondiale, quand l’armée américaine a intégré dans les coûts économiques de ses attaques aériennes, la valeur de la vie de ses pilotes (et de leurs victimes) sacrifiés dans des missions à très haut risque.
Les pays de l’OCDE ont tous fait le calcul de la valeur de la vie de leurs citoyens, pour des fins d’optimisation des décisions gouvernementales. Seules les décisions ayant, tout compte fait, des avantages économiques dépassant leurs coûts économiques (observés ou anticipés) sont adoptées!
Ce qui n’est pas encore le cas en Tunisie. L’État tunisien d’aujourd’hui ne dispose pas d’un proxy officiel mesurant la valeur économique moyenne d’une vie. Tôt ou tard, la Tunisie doit se pencher sur cet enjeu vital et fort délicat.
Sauver des vies, mais à quel coût ?
La gestion calamiteuse de la pandémie de la Covid-19 en Tunisie démontre la pertinence de tel indicateur. Tous, on sait que la mal-gouvernance de la Covid-19 a fait chuter le PIB de 21% et détruit plus de 160 000 emplois en 6 mois.
En mars, et alors que la Covid-19 n’avait fait qu’une vingtaine de cas de contamination, et pas plus que 3 décès, principalement dans les zones côtières nanties, le gouvernement Fakhfakh arrête net l’économie pour, dit-il, «sauver» les vies humaines. En août, et avec des taux de contamination et de mortalité, deux à trois fois plus élevés, surtout dans les régions continentales (Hamma, Kef, Kébili, etc.), le même Fakhfakh et ses ministres décident de «sauver» l’économie (PIB), fermant les yeux sur les pertes en vies humaines. Bien que la 2e vague de la Covid-19 est bien plus virulente que la 1re vague (cf. graphique).
En 5 mois, le gouvernement Fakhfakh a fait deux décisions aux antipodes d’un point de vue strictement économique, portant à croire que la valeur économique d’une vie humaine s’est dépréciée grandement entre mars et août 2020.
Durant le 2e trimestre, avec 12 semaines de confinement (total ou partiel), le PIB trimestriel a chuté de 21%. Pour le 1er trimestre, le PIB s’est contracté de 2%, pour 13 jours de confinement. Soit une chute de 14% du PIB pour le semestre. 16 milliards de DT partis en fumée, soit 4,6 milliards de $US. Avec les frais de gestion d’un confinement strict (couvre-feu, blocus aérien, maritime, blocage des routes et mesures d’accompagnement), la facture monte à 22 milliards de DT, juste pour le premier semestre 2020.
Regardons les bénéfices liés aux vies sauvées. Les spécialistes de la santé estiment que le nombre de vies sauvées par ce confinement strict aurait oscillé entre 2000 (hypothèse 1) à 3 000 vies (hypothèse 2) ! Surtout des aînés (dans 85% des cas) qui seraient morts quelques mois plus tard, pour une raison ou une autre. La Tunisie n’a pas la même pyramide des âges que celles des pays, où la Covid-19 a causé le plus de mortalités (Italie, Espagne, France, etc.) : dans ces pays au moins 26% de la population est âgée de 60 ans ou plus, contre seulement 12 % en Tunisie.
Faites le compte : avec l’hypothèse de 2000 vies sauvées, ce confinement strict a coûté aux contribuables tunisiens presque 11 millions de DT par vie sauvée. Avec l’hypothèse de 3000 vies sauvées, le coût moyen d’une vie sauvée est de 7,3 millions de DT. Est-ce trop élevé ou trop bas? Quelques clarifications avant de répondre à cette question.
Estimation de la valeur économique de la vie
Les économistes ayant estimé la valeur économique de la vie humaine adoptent deux postulats.
- Un: la valeur économique dépasse la valeur financière (actuarielle ou assurantielle, etc.). Elle prend en compte la valeur ajoutée à la société par une vie humaine : tous les salaires bruts, tous les travaux à domicile, toutes les activités non marchandes, tous les actifs immatériels, y compris la reproduction du capital humain au sein de la famille, dans la communauté, le pays et l’humanité.
- Deux: les économistes adoptent la valeur «hédonistique» de la vie, comme suggéré par un courant de pensée développé par un disciple de Platon, et pour qui la vie n’est rien d’autre qu’un compromis entre maximisation du bien-être et évitement des risques de souffrances.
Avec ces 2 postulats, les économistes ont modélisé la valeur des éléments constitutifs d’une vie humaine, avec l’appui des techniques statistiques (régression logarithmique) mesurant la valeur «statistique» de la vie (statistical life value).Viscusi et Masterman (2018), deux économistes américains ont dressé un portrait croisé de la valeur de la vie humaine dans plus de 150 pays, utilisant les données de la Banque mondiale et du FMI, avec recours au Produit national brut per capita.
On apprend qu’en moyenne, la vie d’un Tunisien ou une Tunisienne coûte aux alentours de 1,7 million de DT (0,685 million de $US). Les pays occidentaux les plus démocratiques enregistrent des valeurs économiques situées entre 6 millions et 14 millions de $US, soit de 10 à 20 fois plus que la valeur moyenne d’une vie humaine en Tunisie.
À quoi peut servir ce proxy de la valeur économique de la vie humaine en Tunisie?
Pour le cas de la Covid-19, on peut facilement constater que le confinement total imposé à la Tunisie n’était pas économiquement efficient, au regard de la valeur d’une vie humaine en Tunisie.
Avec l’hypothèse 1 (évitement de 2000 décès), le coût moyen (pour la société) d’une vie humaine est de l’ordre de 11 millions de DT, soit 6 fois plus que la valeur estimée à 1,7 million de DT par vie sauvée. À l’évidence, le gouvernement Fakhkfakh est à blâmer pour avoir calibré un confinement six fois plus «intense» et plus strict que nécessaire.
Pour l’hypothèse 2, avec 3000 morts évités, le coût moyen d’une vie sauvée serait de 7,3 millions de DT, soit 4 fois plus que la valeur économique d’une vie humaine (1,7 million de DT). Ici aussi on constate que le confinement imposé était presque 4 fois plus sévère que ce qu’il aurait dû être.
La Tunisie post-2011 devrait prendre en compte la valeur de la vie humaine dans ses diverses politiques publiques. Ses gouvernements doivent mieux évaluer leurs projets, programmes et politiques (santé, éducation, services sociaux, etc.), et ce pour réduire les déficits budgétaires, renforcer la croissance économique et en finir avec le cercle vicieux du surendettement.
Ce proxy peut être utilisé pour les politiques de sécurité routière. Sur les routes tunisiennes, on enregistre annuellement presque 2000 morts et 7000 blessés. Rien que pour la mortalité, la Tunisie brade presque 3,5 milliards de DT par an pour les décès de la route, et plus du double pour les blessés graves.
Le dernier bateau d’émigrants clandestins, qui a coulé dans la zone de Kerkennah avec à son bord 25 victimes, a coûté à la collectivité presque 42 millions de dinars en vies humaines(1,7 million X 25).
C’est dire que la vie des Tunisiens coûte (encore) cher et mérite d’être considérée ainsi!
*Universitaire au Canada