Comme un poisson dans l’eau

Le président provisoire Moncef Marzouki assurait le 5 novembre dernier à Paris que «La Tunisie installera un État démocratique, transparent, non corrompu (ce) qui pourrait être en partie une réponse au terrorisme.»
La Tunisie, État rongé par la malversation et la corruption avant le 14 janvier est-elle, comme l’a déclaré Marzouki, sur la voie du rétablissement ?
Les chiffres prouvent le contraire. Selon le rapport 2013 élaboré et publié par Transparency International sur la perception de la corruption, 80% des Tunisiens estiment que la corruption s’est aggravée notamment chez les partis politiques, la police, la fonction publique et la justice.

La corruption en Tunisie est ancrée dans la population qui, pour la moindre formalité, procédure ou le plus petit rapport avec l’administration choisit la facilité en comptant toujours sur quelqu’un, ne serait-ce que pour ne pas faire la queue. Il n’empêche, le rapport de Transparency conclut : «Le baromètre traduit une crise de confiance envers la politique». Le citoyen, habitué lui-même à avoir recours au clientélisme, au favoritisme et à la malversation voit néanmoins d’un mauvais œil la propagation de la corruption dans les institutions de l’État et chez les dirigeants.

Symptômes
Le rapport publié en juillet cite les corps de l’État contaminés par la corruption : le système judiciaire, les administrations publiques, la police, le système éducatif et les partis politiques.
Transparency Internationl a élaboré une échelle allant de 10 – haut niveau d’intégrité – jusqu’à 0 – haut niveau de corruption – la Tunisie a alors été classée 59e au niveau mondial avec une note de 4,3 sur 10. Elle serait ainsi le pays le moins corrompu du Maghreb par rapport à l’Algérie, classée 105e, le Maroc, 85e, la Mauritanie 143e et la Lybie, pays le plus corrompu de la région et qui est classé 146e.
Sur 1000 personnes interrogées lors de l’enquête, 72% jugent inefficace la politique du gouvernement contre la corruption et 40% se disent volontaires pour participer à la lutte contre ce mal. Pourtant, 19.9% des personnes interrogées ont avoué avoir payé un pot-de-vin, au moins, dans l’un des secteurs couverts par l’enquête durant l’année précédente.
Les partis politiques ont été notés 4 sur 5 en matière de corruption. La police notée 3,9 sur 5 et le système éducatif 3,7 sur 5. Le système judiciaire a obtenu 3,5 sur 5 et les administrations publiques 3,1.
On ne dénombre plus les scandales de corruption qui sous d’autres cieux auraient fait chuter des gouvernements en place. Du financement des partis politiques, lors des élections du 23 octobre, resté en sourdine au scandale de l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Rafik Bouchlaka et le million de dollars en provenance de la Chine…en passant par l’ordre de l’arrestation de Zied Héni décidé on ne sait où, les affaires restent souvent sans suite.
Un tapage médiatique accompagne chaque scandale, mais peu de de décisions judiciaires ou même politiques, n’est vraiment prononcée envers la personnalité impliquée dans la corruption. C’est dire qu’en Tunisie le citoyen est condamné à l’impuissance face à ce phénomène, de quoi expliquer la propagation de ce mal dans toutes les couches sociales.
Au-delà du monde des affaires et de la bureaucratie, le clientélisme en Tunisie aura même servi le crime. Souvenons-nous de la libération du frère du ministre de la Justice de l’époque, M. Noureddine Bhiri, condamné pour pédophilie et viol. Malgré les témoignages et la colère populaire des habitants de la région où avait été commis le crime, M. Bhiri a déclaré que son frère était victime de l’ancien régime qui aurait monté l’affaire de toutes pièces. Or, dans un pays de droit,la Justice aurait dû ordonner l’ouverture d’une enquête à même d’établir la vérité.
Le clanisme et le népotisme persistent dans un pays comme le nôtre qui a été auparavant un« État-famille ». Douane, ministère de l’Intérieur, affaires, bien publics et privés, tout était à la disposition des Trabelsi. Sauf qu’après une Révolution contre un régime inique, nous avons continué à voir des personnes nommées à la tête de postes stratégiques selon leurs parentés et leurs liens partisans. À l’instar de l’ancien ministre des Affaires étrangères, M. Bouchleka, gendre de Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha. Nous retrouvons au sein de la diplomatie tunisienne un «Slim Ben Jâafer» nommé ambassadeur à Varsovie (cousin de Mostapha Ben Jâafer, président de l’ANC ?) et Hichem Marzouki, frère du président provisoire Moncef Marzouki, nommé il y a un an consul général de Tunisie à Bonn. La sœur de Sihem Badi, la ministre de la Femme, voyage avec des délégations, le fils de Moncef Ben Salem, ministre de l’Enseignement supérieur est désormais propriétaire – on ne sait d’où est venu l’argent-, de Zitouna Tv et voyage avec la délégation du ministère des Affaires étrangères à Gaza, le fils de l’ancien ministre de l’Industrie Mohamed Chikhaoui agresse une étudiante impunément et démolit un véhicule du ministère…
Outre une culture profonde qui fait que le Tunisien juge normal de donner un billet à l’agent de police pour lui rendre son permis, le chaos régnant, l’actualité déchainée, les crises politiques, l’insécurité, l’effondrement économique… ont détourné les regards des Tunisiens braqués sur le rendement des gouvernants et sur leur intégrité après la Révolution. En cette période, les citoyens, ivres de leur rêve de dignité, de démocratie et de liberté, exigeaient l’éradication de toute forme de corruption et ne cessaient d’en dénoncer toutes ses formes. Noyés ensuite dans les problèmes financiers et sécuritaires et luttant pour obtenir et garder un minimum de droits, les Tunisiens ont cessé ou presque d’aspirer à un État complètement intègre. Mais par ailleurs, où pourrait commencer la lutte dans un État gangréné ? Comment peut-on avoir confiance en la justice quand les gouvernants eux-mêmes profitent de la situation ?
Hajer Ajroudi


Samir Annabi, président de l’Institut national de lutte contre la corruption
Les gouvernants font de l’État leur possession

Si je veux caractériser la situation de façon générale et peu profonde, je dirais que l’on se trouve en plein impressionnisme. Nous avons des jugements très généraux, nous parlons d’augmentation ou de baisse de la corruption sans préciser si c’est en nombre de cas ou en volume et nous parlons d’augmentation sans présenter de chiffres précis. Or, il faut avoir un chiffre de départ et un chiffre d’arrivée, la question n’est pas scientifiquement approchée. Si l’on se base sur les rapports étrangers, il faut également les analyser de façon scientifique ; si l’on a reculé dans les classements d’intégrité, cela ne veut pas nécessairement dire que la situation s’est dégradée, mais que d’autres pays auraient peut-être pu améliorer leur système. Il serait intéressant de voir les méthodes utilisées par les organisations internationales ou nationales pour déterminer le niveau de corruption des pays déterminés, car il y a certainement une dimension culturelle qui peut fausser l’appréciation surtout quand on se base sur les interviews et les sondages d’opinion. En Tunisie, nous avons une particularité. C’est que généralement, en parlant de corruption, on prend le phénomène comme un objet de risée et de plaisanterie et ceci pousse à l’exagération et à l’imagination alors que le phénomène est particulièrement grave dans ses conséquences, aussi bien sur les valeurs morales et éthiques que sur la bourse des valeurs économiques. Le coût payé par le Tunisien moyen aujourd’hui est important, bien que nous n’ayons pas de données précises.

Un climat propice à la corruption
Ce qui nous empêche de lutter contre la corruption est son caractère secret. Celui qui paye ne se dénonce pas. Sur le plan culturel, le Tunisien est victime d’un certain héritage de la colonisation qui veut que la dénonciation est mal vue, voire est un déshonneur, ce qui était vrai à l’époque. Mais aujourd’hui, dans l’intérêt général, cela est souhaitable. On a d’ailleurs prévu un texte de loi protégeant les dénonciateurs. Cale étant, il est tout à fait probable que la corruption ait augmenté après la Révolution. Du moins dans le nombre des cas des petites corruptions, car à la suite d’une crise sociétale les structures de l’État se trouvent affaiblis, les besoins économiques augmentent et le chaos qui règne est de nature à favoriser les passe-droits et autres pratiques du même genre.

Genre de corruptions
Elle n’est certes pas qu’économique. Il existe deux problèmes fondamentaux dans notre pays : les interventions pour aller payer une facture, retirer un certificat de naissance et les plus banales opérations de la vie courante. Quand on s’adresse à une administration, on pense aussitôt à une personne qui nous ferait une faveur. Il existe par ailleurs un seul pays au monde qui a édicté une loi contre l’interventionnisme, la Jordanie. Le deuxième problème réside dans le fait que le Tunisien a souvent recours à la corruption ou à la renonciation de ses droits pour éviter une sanction quelconque ce qui est de nature à affaiblir le système des valeurs judiciaires. Cela devient plus grave quand il s’agit d’échapper à un risque moins qualifiable. Quand un parent d’élève de première année primaire est convoqué chez l’instituteur pour lui dire que son enfant a besoin de cours particuliers, il ne peut que s’exécuter, car il est «pris en otage» et il sait qu’en cas de refus c’est son fils qui en payera le prix et en subira les conséquences.
La corruption de l’État est analysée depuis longtemps par Ibn Kheldoun qui parle de clanisme prenant des formes différentes: appartenance à la tribu, à la famille, à la région, à un système mafieux…
Depuis l’Indépendance, les gouvernements successifs ont adopté ce modèle de conduite, aussi bien sur un plan personnel que concernant les affaires de l’État. Le Bey était possesseur du royaume de Tunisie, Ben Ali était le possesseur de l’État tunisien et cela continue aujourd’hui. Les gouvernants font de l’État leur possession. Cela ne peut changer rapidement parce que beaucoup de personnes, celles à qui profite ce système, nous découragent. La classe éclairée en profite pleinement par ailleurs; or ailleurs dans le monde il y a des pays qui ont éradiqué la corruption alors qu’elle faisait partie de leur culture profonde, comme Singapour, Hong Kong et la Malaisie.
H.A

 

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