Comme une lettre à la poste

Par Lotfi Essid

Mon ami Paul, commandant de police à la retraite, m’a envoyé, il y a quelques mois, par la poste normale, son dernier livre « Ma vie de flic ». Le livre n’est jamais arrivé et je me suis rendu au bureau de Poste pour m’enquérir de ce retard. Au vu de mon numéro d’attente,  j’ai évalué qu’il me fallait au moins une heure avant d’être appelé à me présenter au guichet. Comme je n’avais aucune lecture et que je ne voulais pas m’asseoir, je me suis mis à observer ceux qui attendent leur tour : des citoyens de tous âges, les yeux hagards, tripotant de temps à autre leurs portables. 

Je me crispe en constatant que l’horloge électronique de la Poste affiche 50 minutes de retard. Je m’irrite lorsqu’un jeune homme vient me proposer son numéro contre une pièce de monnaie. Je m’énerve en voyant un usager aller directement au guichet sans passer par le distributeur de numéros. Je me mets à faire les cent pas d’une extrémité à l’autre de la grande salle ; ça fait toujours, au bout d’une heure, un ou deux kilomètres de parcourus. Je m’amuse, en me souvenant de cette scène d’un film burlesque où Jerry Lewis fait, à force d’allées et venues, un sillon profond dans la salle d’attente d’un dentiste. Les citoyens qui attendent me regardent à leur tour, en se disant sans doute que je n’ai pas tout à fait tort de profiter du temps perdu pour me dégourdir les jambes. Je suis content de les sortir un peu de leur léthargie. 

Je constate que les usagers, une fois appelés au guichet, ne se contentent pas du service pour lequel ils sont venus, ils en profitent pour s’épancher abondamment, se plaindre de la cherté de la vie, régler leur compte avec le service public. Les employés de la Poste qui en ont gros sur le cœur aussi, leur tiennent volontiers la réplique. Ce temps, passé par pertes et profits, ne gêne pas ceux qui attendent et qui, une fois leur tour venu, se soulagent de la même façon. 

Bien que la salle soit pleine, je remarque que des numéros ne répondent pas à l’appel et que la file d’attente avance plus vite que prévu. J’en  conclus que nombreux parmi les occupants de ces chaises, fuyant la canicule, sont venus chercher un peu de fraîcheur, ils  prennent un numéro comme tout le monde et profitent de l’air conditionné de ces salles confortables.

Le regard inquisiteur de certains individus me dit qu’ils ne doivent pas être là seulement pour la climatisation, surtout que le lieu, où on manie l’argent des mandats et des virements de l’étranger, prédispose à l’aumône et à la charité. 

Ayant le sens des autres, je m’attends à ce que ce monsieur qui me jauge du regard depuis un bout de temps, un monsieur très comme il faut, bien habillé, ne va pas tarder à m’aborder ; ce qu’il fait. Il vient me  dire qu’il a bien fini par me reconnaître et évoque des souvenirs partagés dans je ne sais quelle société, dans je ne sais quelle Avenue. Je ne démens pas, je le laisse parler. Il me raconte alors qu’il a été touché par une compression de personnel et qu’il est chômeur depuis six mois et il finit par me demander un billet pour le dépanner pour la journée.

Notre attention à tous les deux est attirée par la dispute qui éclate entre deux jeunes gens accompagnés d’une femme âgée portant le sefsari ; elle est venue toucher un mandat et ses deux fils ou petits fils se disputent visiblement l’argent de la vieille. 

La marche ne stimulant pas que le corps, je m’intéresse de près aux discussions. Une femme sermonne sa fille pour avoir laissé passer l’occasion d’épouser untel, ami de son père qui a beaucoup de terre à Mateur. Mais l’attention de la fille, indifférente à sa mère, va vers un jeune couple dont on pouvait reconnaître le récent mariage à la coupe de cheveux du jeune homme et à la fraîcheur du henné sur l’avant bras de la femme. Dans leur actuel bonheur, ils souriaient l’un à l’autre et se croyaient d’accord en tous points. 

Je prends une pause pour voir de plus près les dépliants de la Poste exposés dans un présentoir dégarni et je constate que les nouveaux moyens de communication ont réduit drastiquement son rôle. Outre la vente de timbres et d’emballages de colis postaux, le service philatélique et les bouquets de fleurs livrés à domicile, la Poste n’offre presque plus que le change et le transfert d’argent que les banques assurent tout autant. Reste la vocation principale de la Poste, l'acheminement et la distribution du courrier et des colis postaux dont la régularité et la responsabilité vis à vis de l'expéditeur et du destinataire, devraient justifier l'expression passer comme une lettre à la poste. 

L’employée m’apprend qu’il aurait fallu m’adresser au service de distribution du courrier, situé dans un autre quartier ; elle ajoute que, d’après elle, je n’ai aucune chance de retrouver mon livre, qu’on aurait dû m’envoyer en recommandé ou par la poste rapide. Elle s’étonne que je ne proteste pas, que je ne me répande pas en complaintes et décide d’engager elle même la discussion.

Comment s’appelle ce livre ? me demande-t-elle. « Ma vie de flic», je réponds ; elle esquisse un petit sourire, l’air de dire : comment peut-on s’impatienter autant pour un vulgaire polar ! 

 

lotfiessid@gmail.com

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