Pour le Carnegie Endowment, la chercheuse Anne Wolf livre son analyse des mouvements politiques laïcs en Tunisie. Très fouillé et jusqu’à présent sans équivalent en langue anglaise, son compte-rendu aurait suffi à lui-même, mais le prestigieux Think-Tank américain semble privilégier avant tout la fonction prescriptive, mettant en avant une liste de « recommandations pour les partis laïcs tunisiens » qui ne souffrent aucune discussion, tant le ton est péremptoire :
– Dépasser la rhétorique anti-islamiste et régler les problèmes structurels. Les partis laïcs doivent faire face à leur dépendance à l’égard de leaders incontestés, à leur manque de plates-formes politiques, à la fragmentation idéologique, et à tout ce qui freine l’essor d’une nouvelle génération de dirigeants. Ne pas le faire risque d’entraîner un affaiblissement progressif de leur dynamique actuelle.
– Mettre de côté les vieilles rivalités pour créer des coalitions fortes et durables. Les divisions et les désaccords continueront aussi longtemps que les dirigeants laïcs persistent à donner la priorité à leur ambitions personnelles et à leurs rivalités plutôt qu’à l’unité et à la collaboration. Afin de maximiser leur effet de levier, les partis laïcs doivent former plusieurs coalitions fondées sur des principes idéologiques communs et coopérer dans le cadre du Front de salut national pour faire avancer leurs intérêts communs.
– Démocratiser de l’intérieur. Afin de promouvoir la cohésion de leurs partis, les dirigeants des formations laïques doivent tenir compte des opinions de tous les membres, et pas seulement celles d’un petit groupe de cadres, lorsqu’il s’agit de prendre des décisions.
La revue Foreign Policy – autrefois éditée par le Carnegie Endowment mais aujourd’hui propriété du Washington Post – s’intéresse elle aussi à la consolidation de la démocratie pluraliste en Tunisie. Mais ses recommandations – signées Isobel Coleman, membre du Council on Foreign Relations et ancienne consultante financière du grand cabinet de conseil McKinsey – s’adressent plutôt aux « policy makers » américains :
La Tunisie n’a que 10 millions d’habitants et très peu de ressources naturelles, mais c’est un pays qui compte énormément. Il s’agit du seul pays du Printemps arabe qui a réussi à se forger un nouvel avenir politique à travers un processus consensuel. À cet égard, la Tunisie est un cas d’école indispensable pour le reste du monde arabe.
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Si les États-Unis et l’Union Européenne ont apporté leur soutien à la transition en Tunisie, leurs promesses ont dépassé ce qui a été réellement livré. A ce tournant important, tous deux ont besoin d’en faire plus pour permettre à la Tunisie de se construire à partir des gains déjà enregistrés. [ … ] Le président Obama n’a demandé au Congrès que 30 millions de dollars en aide économique pour la Tunisie pour l’année prochaine, dont la plupart seront affectés aux initiatives de développement de petites et moyennes entreprises – une approche certes louable, mais qui n’aura pas d’impact économique appréciable avant des années. [ … ] De même, bien que l’aide militaire américaine à la Tunisie a doublé depuis la Révolution, il est encore inférieur à 35 millions de dollars par an, une somme dérisoire compte tenu de l’importance stratégique de la Tunisie et de la portée des défis de sécurité auxquels elle est confrontée. [ … ]
Voici quelques recommandations pour des mesures que Washington peut prendre – en coordination avec l’Union européenne – pour aider la Tunisie à atteindre ses objectifs :
1 . Collaborer avec nos partenaires européens pour faciliter les investissements d’infrastructure à haut rendement, à même d’aider à relancer l’économie de la Tunisie et de créer des emplois.
2 . Approfondir les relations commerciales et d’investissement tout en augmentant l’accès au marché américain pour les producteurs tunisiens, y compris dans l’agriculture ;
3 . Encourager la Tunisie à poursuivre le développement du commerce régional ;
4 . Intensifier les efforts visant à réduire le chômage des jeunes ;
5 . Fournir un engagement soutenu à la professionnalisation de la société civile afin qu’elle puisse demander des comptes aux gouvernants ;
6 . Soutenir le développement des médias tunisiens professionnels et indépendants ;
7 . Soutenir une réforme en profondeur de la justice ;
8 . Renforcer les relations bilatérales en matière de sécurité et accroître notre soutien pour la réforme militaire ;
La Tunisie est tout simplement trop importante pour qu’on la laisse échouer. Si ce sont avant tout les Tunisiens eux-mêmes qui sont responsables de la réussite de leur transition vers la démocratie, les amis de la Tunisie ont de bonnes raisons de soutenir ce pays pendant le processus de restructuration économique et politique qui l’attend, qui sera inévitablement douloureux. Une Tunisie stable et prospère au cœur d’un Maghreb instable n’a pas de prix, tant ses retombées seront importantes.
Pour Foreign Affairs, Ray Takeyh et Kenneth Pollack signent un très long papier intitulé « Promesses proche-orientales : pourquoi Washington devrait se focaliser sur le Moyen Orient ». Tout comme leur consœur de Foreign Policy, les deux experts – le premier un ancien du State Department, le second ex-analyste de la CIA – préconisent un soutien américain plus important pour la Tunisie comme pour d’autres pays qui engageraient ne serait-ce qu’un semblant de réforme. Mais ils semblent n’y croire qu’à moitié :
L’Égypte […] est peut être perdu pour le moment. Mais dans d’autres pays, l’espoir né en 2011 vit encore et doit être nourri. La Tunisie a réussi là où l’Égypte a échoué, alors que les rois de Jordanie et du Maroc admettent, au moins du bout des lèvres, la nécessité de profonds changements pour apaiser leurs peuples mécontents. D’avantage de générosité de la part de Washington pourrait aider à sécuriser la transition démocratique en Tunisie et même encourager les monarchies jordanienne et marocaine à honorer leurs promesses, le tout pour un coût financier beaucoup plus faible que ce qui aurait été nécessaire pour l’Égypte – des centaines de millions de dollars, plutôt que des milliards. Si les États-Unis peuvent aider à promouvoir la démocratie, ou au moins quelques réformes démocratiques, dans ces pays, le Printemps arabe aura quand même laissé une trace positive et durable.
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Sous Obama, les États-Unis ne se sont pas tout à fait désengagés de la région […]. Mais l’administration n’a montré quasiment aucune volonté d’y investir plus de ressources ou d’y promouvoir des programmes constructifs.
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Après plus d’une décennie de guerres coûteuses et peu concluantes, les Américains sont las de ces bourbiers étrangers, et les conflits sans fin du Moyen Orient en font le dernier endroit où les Américains voudraient que les ressources de leur pays soient investies. Mais les problèmes du Moyen-Orient sont trop intimement liés à la sécurité nationale des États-Unis et à l’économie américaine pour qu’on puisse les ignorer. Ces problèmes obligent l’administration Obama à prendre un plus grand intérêt pour le Moyen Orient qu’il ne voudrait vraiment. Les administrations précédentes l’ont appris à leurs dépens : le Moyen Orient tire les États-Unis vers lui encore et toujours, même quand ils veulent en sortir.
Heureusement, les problèmes actuels de la région ne sont pas encore menaçants au point d’exiger un engagement massif de la puissance américaine ; tout ce qu’il faudrait c’est un petit peu plus que ce que l’administration Obama a été disposée à faire jusqu’à présent. De sa longue et douloureuse histoire avec le Moyen Orient, Washington aurait dû tirer cette leçon : ce n’est pas en ignorant les problèmes de la région qu’ils disparaitront d’eux-mêmes. Inévitablement ils reviennent – en pire.
P.C.