Comment échapper à cette impuissance politique ?

La crise politique que nous traversons depuis plusieurs mois est au centre du débat public dans notre pays. La plupart des analyses se sont intéressées aux manifestations politiques de cette crise dont l’émiettement, les divisions et la faiblesse de la plupart des partis politiques et leur rejet par les citoyens après le grand engouement des premières années post-révolution. Le recul de la confiance des citoyens dans les partis comme le montrent régulièrement les sondages est une autre manifestation de cette crise.
On peut mentionner d’autres manifestations comme les divergences et les conflits qui traversent le Parlement et qui ont contribué largement à l’instabilité gouvernementale. Cette crise politique s’exprime également à travers les conflits qui opposent les différentes institutions, notamment le gouvernement, l’assemblée et la présidence de la République qui ont renforcé les difficultés et l’instabilité régnante.
Ces analyses et ces lectures ont été à l’origine de propositions et de suggestions pour échapper à cette instabilité et construire un système politique plus solide, capable de construire un vivre-ensemble. Pour certains, le changement du système électoral est essentiel, ce qui nous permettra de dégager des majorités claires capables d’exercer le pouvoir et de gouverner le pays. D’autres appellent à une réforme constitutionnelle pour sortir du régime politique hybride mis en place par la Constitution de 2014, créant un nouveau régime politique beaucoup plus clair. D’autres encore proposent cette double réforme du système politique et du code électoral.
Ces lectures de la crise politique sont importantes et nécessaires dans la mesure où elles mettent l’accent sur des dimensions importantes qui ont contribué à la détérioration de la situation politique de notre pays. De même, les solutions proposées permettent de dépasser quelques limites qui ont pesé sur la crise actuelle et renforcé l’incertitude et l’instabilité.
Mais, en dépit de leur importance, ces analyses mettent l’accent sur les manifestations immédiates de cette crise. En effet, il a été laissé de côté une dimension essentielle qui concerne notre entrée dans une nouvelle phase de l’impuissance de l’action politique et de la fermeture de l’horizon du changement social.
Cette crise profonde n’est pas propre à notre pays, car nous sommes en présence d’une dynamique dans laquelle se sont inscrits la plupart des pays et les forces politiques classiques.
Pour comprendre les origines profondes de cette crise, il est essentiel de revenir aux débuts de l’action politique moderne et organisée. L’apparition de l’action politique, des partis politiques modernes ainsi que des grandes organisations sociales est intimement liée aux changements radicaux qu’ont connus les sociétés européennes avec les Lumières et les grandes révolutions de la fin du 18e siècle. Les philosophies de la modernité vont devenir le cadre intellectuel des sociétés modernes. Ces théories ont défendu l’idée de la capacité de l’homme à changer et à agir sur les sociétés afin de les transformer vers le mieux. Ces idées vont offrir le fondement intellectuel et philosophique pour l’action politique organisée au cours des 19e et 20e siècles.
En dépit des difficultés de la démocratie embryonnaire dans les sociétés capitalistes du fait de la volonté des nouvelles classes sociales, particulièrement celle bourgeoise, à imposer son hégémonie, les luttes politiques et sociales vont exiger progressivement les libertés d’organisation et de constitution de partis politiques et d’organisations sociales, et l’émergence d’une société civile qui va constituer progressivement une force de résistance pour arrêter la tentation hégémonique des Etats modernes.
Ces idées et ces théories ont opéré une rupture épistémologique majeure dans l’histoire des sociétés universelles. L’humanité est sortie de la croyance que le changement est du ressort des forces extra-naturelles pour entrer dans un monde nouveau marqué par la conviction que la capacité de l’action humaine et du changement social est dans les mains de l’homme, seul capable d’améliorer ses conditions de vie.
Les idées de progrès ont le mieux exprimé ces nouvelles convictions et ont marqué les sociétés modernes avec les idées de l’espérance collective et la capacité des sociétés humaines à évoluer vers des niveaux de civilisation avancés. Ces nouvelles théories ont définitivement remis en cause les idées métaphysiques d’une société idéale et ont appelé à un changement social de nos sociétés afin de mieux prendre en considération les besoins et les attentes des citoyens.
Ces idées modernistes vont constituer le cadre intellectuel et philosophique des partis politiques et des organisations sociales dans les sociétés démocratiques. Le changement social et le progrès seront au cœur des programmes des partis politiques démocratiques.
Le paysage politique dans la plupart des pays démocratiques va connaître une grande diversité d’idées, d’analyses et de positionnements politiques et idéologiques. Mais, trois tendances politiques vont dominer le paysage politique. Le premier courant libéral va défendre de manière forte l’idée de la nécessité de réduire la tentation hégémonique de l’Etat et la nécessité de faire du secteur privé et des mouvements de la société civile les forces du changement social. Les dérives du système capitaliste et la grande exploitation, dont faisait l’objet la classe ouvrière, ont été à l’origine de l’apparition du mouvement communiste qui a appelé à nationaliser des outils de production et à faire du prolétariat et de l’Etat les outils du changement social et du progrès.
Mais, le caractère totalitaire de ce courant a été à l’origine d’une troisième force politique qui est la social-démocratie qui a appelé à faire de l’équilibre social et de l’interventionnisme réformateur de l’Etat, les outils du changement social.
En dépit des grandes différences et oppositions intellectuelles et idéologiques entre ces différents courants politiques, ils se retrouvent dans leur conviction que les sociétés sont capables d’opérer des changements bénéfiques par le biais de l’action organisée des partis politiques et des organisations sociales.
Ces visions ont réussi à traduire leurs convictions dans des projets politiques qui sont parvenus à obtenir l’adhésion des citoyens. Les sociétés capitalistes ont connu une grande évolution et ont largement réussi à intégrer les classes ouvrières et populaires et à améliorer de manière substantielle leurs conditions de vie. L’Etat-providence qu’ont connu toutes les sociétés développées après la Seconde Guerre mondiale a été certainement l’illustration de la capacité du politique à opérer les changements et les transformations.
Mais, cet âge du politique va s’arrêter dans les années 1970 où les Etats et les partis politiques vont connaître le recul de leur capacité d’action et de changement social. Ce recul s’explique entre autres, par les effets de la globalisation et la réduction des marges de manœuvre de l’Etat-nation dans les domaines politique, économique et social. En même temps, les partis politiques et les organisations sociales n’ont pas été en mesure de définir de nouveaux projets et de nouveaux programmes capables de prendre en considération les nouvelles transformations de nos sociétés avec l’avènement de la globalisation et de la révolution technologique.
Ces révolutions multiples et successives sont derrière la crise des théories de la modernité et leur conviction profonde en la capacité de l’homme à agir et à changer ces conditions vers le mieux. Ces crises se sont étendues au domaine politique et ont touché les partis politiques et leur capacité à opérer les changements à travers les politiques publiques.
Les théories de la post-modernité ont alors cherché à remplir le vide laissé par les théories de la modernité. Elles ont essayé à légitimer du point de vue intellectuel les idées de la fin de la politique et de l’entrée dans le monde du post-politique.
Mais, ces théories n’ont pas réussi à ouvrir de nouvelles perspectives à l’action politique et à entamer une nouvelle expérience historique. Et, comme la nature a horreur du vide, cette crise du politique et l’absence d’alternatives ont ouvert la voie aux forces populistes qui ont déclassé les élites modernistes et leurs projets politiques pour ouvrir une nouvelle ère d’inquiétudes et d’incertitudes quant à l’avenir du monde.
Nous reviendrons sur cette crise et ses conséquences dans notre pays.

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