Nous traversons probablement l’une des périodes les plus critiques de notre histoire moderne avec la concomitance des crises politiques, économiques et sociales. La pandémie de la Covid-19 a renforcé ces difficultés et a rendu la situation explosive et annonciatrice de nouvelles révolutions à venir.
Au niveau politique, et si on a fait des pas importants sur la voie de la transition démocratique, on est entré dans une ère de grandes turbulences. L’une des premières manifestations de ces crises politiques concerne notre incapacité à mettre en place l’ensemble des instances prévues par la constitution de 2014 et particulièrement la Cour constitutionnelle. Cette crise politique a également touché les partis et leur capacité à jouer leur rôle en tant qu’instance intermédiaire dans les systèmes démocratiques.
La crise politique a aussi touché le système représentatif et notre pays s’est inscrit dans la crise globale qui secoue le régime démocratique et qui a été à l’origine de l’émergence des forces populistes.
Parallèlement à ces différentes crises politiques, notre pays traverse une crise économique sans précédent. Nous avons souligné qu’il s’agit de trois crises. La première est d’ordre structurel, qui a commencé avec l’essoufflement du modèle de développement depuis plus de deux décennies et les grands secteurs économiques qui étaient au cœur de ce modèle. Mais, jusqu’à nos jours, les appels répétés pour changer notre modèle de développement n’ont pas débouché sur des stratégies et des politiques capables d’ouvrir de nouvelles perspectives à notre économie et de mettre en place un nouveau modèle de développement.
La crise ne s’est pas limitée aux aspects structurels, mais a été renforcée par une dimension conjoncturelle majeure avec la dérive des grands équilibres macroéconomiques et la grande crise des finances publiques et de la balance extérieure. Cette dérive a provoqué une augmentation rapide de la dette externe qui a commencé à constituer une grande menace pour l’Etat et sa capacité à assurer le respect de ses engagements, et pourrait conduire à terme à un rééchelonnement de la dette.
Ces deux crises ont été rejointes par une troisième qui provient des conséquences économiques de la pandémie de la Covid-19, et notre pays va connaître au cours de cette année la plus grande récession de son histoire contemporaine.
Ces trois crises ont été à l’origine d’une situation économique au bord de l’implosion.
La situation sociale n’a pas échappé à ces crises et notre pays a connu une multiplication des mouvements sociaux qui demande la réalisation des promesses de la Révolution dont l’emploi et la fin de la marginalisation sociale et régionale. Les gouvernements post-révolution n’ont pas été en mesure de trouver des réponses à ces défis sociaux et n’ont fait que reproduire les remèdes usés du passé qui ont perdu leur capacité d’attraction auprès des populations.
A ces crises multiples, s’est ajoutée la pandémie sanitaire qui a renforcé l’abattement et la morosité ambiante. Cette pandémie a renforcé l’ampleur de la crise économique et la détresse sociale.
Ces crises sociales ont renforcé la lassitude et la perte de confiance dans notre capacité de lever les défis et de faire face aux turbulences et aux difficultés.
L’inquiétude et l’angoisse ont été renforcées par l’incapacité des institutions de l’Etat à apporter des réponses à ces crises et à ouvrir de nouvelles perspectives à notre expérience politique et sociale. Ces échecs ont été à l’origine du début de dislocation des institutions de l’Etat et de leur recul devant les dynamiques sociales et leur incapacité à les organiser.
Ce début de dislocation et le recul des institutions de l’Etat se sont manifestés de différentes manières au cours des dernières années. Le premier niveau concerne les institutions politiques qui sont touchées par la crise politique et ont perdu une grande part de la confiance des gens.
Ainsi, l’institution législative s’est embourbée dans les luttes intestines entre les partis politiques et les groupes parlementaires, ce qui l’a détournée de son rôle législatif et a largement réduit son efficacité. Cette institution a connu un recul sans précédent de sa crédibilité auprès de larges franges de la population.
Ce recul a également touché l’Exécutif, et particulièrement les gouvernements en charge de la mise en œuvre des politiques pour opérer une amélioration significative des conditions de vie des gens. Les différents gouvernements ont ainsi échoué dans la formulation d’un projet social capable d’unir les Tunisiens et de reconstruire le lien commun. En effet, ils se sont limité à l’application de solutions de court terme sans entamer les grandes visions ou les grandes réformes nécessaires à la reconstruction du lien social.
Le recul et le début de dislocation ont également touché l’institution judiciaire qui n’a pas réussi à opérer une véritable réforme capable de redorer son blason et de reconstruire les liens de confiance avec les citoyens et l’accélération du règlement des différends, et sa transparence. Les dernières déclarations, ainsi que les accusations publiques entre les plus hauts responsables de l’institution, ont renforcé cette crise de confiance et sa perte de crédibilité auprès du large public.
Les institutions économiques sont également entrées dans cette ère de recul et de perte de crédibilité. Le conflit ouvert entre le gouvernement et la Banque centrale sur les priorités de la loi de Finances rectificative et les moyens de son financement, est significatif de ces divergences et de ces oppositions auxquelles nous n’étions pas habitués par le passé.
On peut également mentionner les institutions de l’Etat aux niveaux local et régional qui ont perdu une grande partie de leur crédibilité du fait de leur incapacité de trouver des réponses à la marginalité sociale et régionale. Ces échecs ont été à l’origine de la multiplication des mouvements sociaux dans toutes les régions qui ont bloqué l’outil de production dans des secteurs stratégiques de notre économie, ce qui a renforcé la crise économique que nous traversons. Ces mouvements sociaux qui ont été à l’origine de l’apparition de coordinations régionales ont vidé les institutions de l’Etat ainsi que les organisations de la société civile de leur rôle et de leur pouvoir de négociation.
A ces manifestations, on peut en ajouter d’autres qui sont significatives de ce recul des institutions de l’Etat et de leur perte de crédibilité. Cette situation est à l’origine des inquiétudes et des angoisses quant à l’avenir du lien social, et ouvre la porte à l’affirmation des lobbys et leur volonté de domination de l’Etat et du contrôle de ces institutions pour les mettre à leur service.
Cette crise de l’Etat et de ses institutions exige une réponse claire et ferme de la part de tous les acteurs politiques, des organisations sociales et de la société civile pour défendre leur crédibilité et leur efficacité. Cette mobilisation passe par l’organisation d’un dialogue économique et social au niveau national qui nous permettra de reconstruire le lien social et d’entamer une nouvelle expérience historique commune.
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