A trois mois de l’élection présidentielle américaine, ce scénario dans lequel tout se passe mal est de plus en plus probable.
Nous sommes le 3 novembre 2020, jour de l’élection présidentielle américaine. C’est la fin de soirée. Les résultats sont serrés. Tout va se jouer avec les trois États qu’il a remportés de justesse en 2016: le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin. Les résultats en provenance des bureaux de vote ont été en majeure partie comptés et Trump possède une petite majorité dans chacun des Etats. Il reste toutefois des millions de votes par correspondance que les responsables n’ont pas encore traités.
Des centaines de milliers de personnes ont envoyé leur bulletin il y a plusieurs jours, mais ils n’ont pas été reçus. D’un autre côté, des milliers de bulletins qui, eux, ont bien été envoyés et reçus à temps ont été rejetés en raison de prétendus défauts techniques. Le résultat de l’élection dépend de ces votes par correspondance non reçus, mais cela n’empêche pas Trump de se déclarer victorieux sur la base des résultats actuels, en rejetant les votes restant, qu’il qualifie de frauduleux et d’illégitimes. Contrôlés par les républicains, les trois Etats en question approuvent ces déclarations et donnent leur voix à Donald Trump, qui s’assure ainsi un deuxième mandat à la Maison-Blanche.
Ce scénario n’a rien de paranoïaque ou de fantasque. Il semble même aujourd’hui effroyablement plausible. Cela fait plusieurs mois que Trump prépare le terrain afin que les élections de 2020 se passent de cette manière. Il a, par exemple, tweeté que les votes par correspondance feraient de ces élections «les plus INEXACTES ET FRAUDULEUSES de l’histoire». Trump se doute probablement que le comptage des voix ne pourra être achevé le jour même et il semble vouloir semer le doute avant que les votes n’aient lieu.
Le Parti républicain soutient en grande partie les projets du président et les différentes cours ne sont pas encore intervenues pour protéger le droit de vote. A trois mois du scrutin, les États-Unis semblent se diriger inexorablement vers une crise préparée par leur président en personne.
*Le courrier volontairement retardé
Jamais une élection n’a été organisée aux Etats-Unis durant une pandémie d’échelle nationale. Le scrutin pose un risque évident d’infection au Covid-19: il nécessite le rassemblement de nombreuses personnes, y compris des seniors, dans des espaces intérieurs, où la possibilité de transmission du virus est au plus haut. Si les parlementaires défendaient la démocratie autant que leurs intérêts partisans, le pays serait sans nul doute en mesure d’affronter ce nouveau défi. Les Etats peuvent éviter ce problème en permettant à tout le monde de voter par correspondance et en autorisant les gens à se prononcer plusieurs semaines à l’avance. En étalant le scrutin sur plusieurs semaines dans les bureaux de vote, les Etats permettraient d’éviter que trop de monde ne se rassemble en un même endroit au même moment.
Les démocrates ont aussi unanimement défendu ces mesures, notamment le vote universel par correspondance, qui ne présente aucun risque d’infection au Covid-19. A mesure que le temps passait, les républicains se sont de plus en plus opposés au vote par correspondance, alors même qu’il reste très prisé auprès de leur électorat. Cette division partisane est un phénomène assez récent: nombre d’Etats rouges (républicains) ont adopté le no-excuse absentee voting, qui permet à tout un chacun de voter par correspondance, sans raison particulière. C’est aussi la politique en vigueur dans tous les swing states, Etats charnières, qui peuvent basculer d’un côté ou d’un autre. Trump a beau décrier le vote par correspondance, grâce au collège électoral, tout Américain dont la voix compte vraiment a la possibilité de l’utiliser.
Mais ces votes vont-ils être pris en compte? C’est justement sur ce point que Trump et les députés républicains peuvent agir. Le vote par correspondance repose sur la présomption que l’USPS (United States Postal Service, la poste américaine) sera en mesure de livrer rapidement les votes aux autorités responsables. Mais Donald Trump est en train de saboter l’USPS, au moment même où les Américains vont en avoir le plus besoin.
Le 30 juillet, le Washington Post a publié un rapport explosif au sujet du drame qui se joue actuellement à la poste américaine: Louis DeJoy, le nouveau directeur, est un grand donateur de Trump qui n’a absolument aucune expérience des services postaux. Il a récemment imposé des mesures de restriction visant ostensiblement à réduire les coûts.
Par exemple, alors que les facteurs et factrices effectuaient auparavant plusieurs trajets pour s’assurer que le courrier du jour était bien livré, il leur est désormais demandé de laisser du courrier non distribué plutôt que de faire des heures supplémentaires. Il leur est aussi demandé de stopper les machines de tri automatique plus tôt qu’auparavant, ce qui les force à trier une partie du courrier à la main, opération qui entraîne plus facilement des erreurs. Pour le dire plus clairement, les méthodes prônées par DeJoy ont déjà, comme on pouvait s’en douter, commencé à retarder le courrier de plusieurs jours.
*Aucune garantie de prise en compte
Ces retards pourront faire toute la différence en novembre. L’USPS, comme la plupart des Etats, est loin d’être prête à traiter l’avalanche de votes par correspondance qui se prépare. A travers tout le pays, on assiste à une explosion historique des demandes de vote par correspondance, au point que même les autorités sont dépassées. Pourtant, dans de nombreux Etats, les dirigeants républicains refusent d’attribuer les fonds et le personnel nécessaires au bon déroulement de tous ces votes.
Les élections d’avril dans le Wisconsin nous ont montré ce qui arrive lorsqu’un Etat sous-estime la demande de votes par correspondance: les responsables du scrutin ne parviennent pas à les traiter à temps. 9.000 personnes au moins n’ont jamais reçu les bulletins qu’elles avaient demandés et sans doute beaucoup plus (on ignore le nombre exact) ont reçu leur bulletin trop tard pour pouvoir le renvoyer à temps.
Ajoutez à cela des retards des services postaux et vous tenez la recette pour provoquer un effondrement du système électoral. Comme l’a fait remarquer Greg Sargent du Washington Post, dans tous les Etats charnières, à l’exception de la Caroline du Nord, seuls comptent les votes par correspondance reçus le jour du scrutin. Ce n’est pas le cachet de la poste qui fait foi. Si un vote est posté avant le jour du scrutin, mais qu’il est reçu après, il ne sera pas compté dans ces Etats.
Marc Elias, juriste démocrate spécialiste du système électoral, a engagé plusieurs poursuites judiciaires contre cette pratique. Mais les cinq juges conservateurs de la Cour suprême des Etats-Unis ont laissé clairement entendre qu’ils ne pensent pas que les Etats soient obligés de prendre en compte les votes par correspondance dont le cachet de la poste atteste qu’ils ont été postés avant le jour du scrutin –même si le retard du vote est totalement indépendant de la volonté de l’électeur ou de l’électrice.
En désespoir de cause, Elias s’est tourné vers les cours suprêmes des Etats, mais il n’a, pour l’instant, pas eu beaucoup plus de succès. En effet, par un vote à 4 contre 3 le 31 juillet, la Cour suprême du Michigan a refusé d’entendre une contestation de l’annulation des bulletins de vote arrivant en retard, mais dont le cachet de la poste atteste qu’ils ont été envoyés à temps. Cette décision garantit concrètement que cette politique sera encore en vigueur en novembre prochain.
Mais même si le bulletin arrive dans les temps, rien n’assure à la personne qui l’a envoyé qu’il va être pris en compte. La plupart des Etats vérifient les votes en contrôlant la correspondance des signatures: les responsables comparent la signature apposée sur le bulletin avec celle figurant sur leur fichier pour voir si cela correspond. Les fonctionnaires en charge de cette vérification n’ont pas été formés (ou alors, dans quelques rares cas, très peu) à la graphologie. Et même si c’était le cas, la procédure serait vaine: d’après les spécialistes, il faut au moins dix exemples de signatures pour pouvoir faire état des variations normales. Les employés des bureaux de vote n’en ont que deux. En outre, cette méthode est discriminante puisqu’elle désavantage particulièrement les personnes handicapées, jeunes, âgées ou non anglophones.
*Plus de votes démocrates que républicains par correspondance
Les Etats charnières disposent de tout un arsenal de lois qui, en théorie, permettent aux électeurs et électrices de régler le problème d’une mauvaise concordance des signatures. Malheureusement, peu de gens en connaissent le fonctionnement. En outre, les règles varient souvent d’un comté à l’autre.
En Pennsylvanie et au Michigan, par exemple, les fonctionnaires ne sont pas tenus d’informer les personnes que leur bulletin de vote a été rejeté. Dans le Wisconsin, elles reçoivent un avis mais doivent fournir une nouvelle signature avant la fermeture des bureaux de vote le jour du scrutin (d’autres Etats leur donnent deux semaines après l’élection pour corriger leur signature). Lorsque les votants du Wisconsin apprendront que leur bulletin de vote a été rejeté en raison d’une mauvaise concordance des signatures, il sera probablement trop tard pour pouvoir y remédier.
Bien entendu, toutes ces complications ne peuvent qu’avantager Trump et c’est sans doute la raison pour laquelle les législateurs et législatrices républicaines refusent d’y remédier. Alimentée en grande partie par la diabolisation constante du vote par correspondance par Donald Trump, une division partisane nette sépare démocrates et républicains sur la question: beaucoup plus de démocrates que de républicains prévoient de voter par correspondance en novembre. Par conséquent, la majorité des votes par correspondance qui seront rejetés seront sans doute des votes démocrates.
En outre, les votes par correspondance ne sont souvent comptés qu’après le vote dans les urnes. Dans le Michigan, les fonctionnaires n’ont même pas le droit de les ouvrir avant le jour du scrutin (les responsables politiques républicains ont repoussé les demandes de la secrétaire d’Etat du Michigan, Jocelyn Benson, de modifier cette loi inutile). Si le vote dans les urnes est disproportionné en faveur des républicains, Trump pourrait se retrouver en tête dans les Etats charnières clés et se déclarer victorieux en annonçant que les votes par correspondance non comptabilisés sont frauduleux. Cela fait maintenant des mois qu’il peaufine sa tactique et ne cesse de remettre publiquement en cause la légitimité des votes par correspondance.
Trump ne peut, bien entendu, pas arrêter à lui seul le décompte des voix dans chacun des Etats charnières. Mais il n’en a pas besoin. Bien que chaque Etat organise désormais des élections populaires pour la présidentielle, la Constitution accorde aux assemblées législatives des Etats le pouvoir de nommer les grands électeurs. Les corps législatifs du Michigan, de la Pennsylvanie et du Wisconsin sont tous contrôlés par des républicains. Ils pourraient rapidement voter des résolutions déclarant que Trump a remporté les élections, puis nommer les grands électeurs qui voteront pour lui. C’est un stratagème qui n’a jamais été testé devant un tribunal, mais on peut imaginer que les conservateurs de la Cour suprême le considéreraient comme un exercice parfaitement valable de l’autorité des corps législatifs des Etats, garantie par le constitution.
Les démocrates peuvent agir dès maintenant, tout d’abord en réclamant de manière non négociable un financement suffisant de l’USPS. Néanmoins, Trump et ses alliés ont déjà miné le terrain et le pouvoir judiciaire semble peu enclin à changer les choses. Les chances étaient déjà grandes contre Biden, qui devra gagner le vote populaire de plusieurs points pour s’assurer le collège électoral, mais il va maintenant devoir remporter une victoire écrasante s’il souhaite arracher la présidence à Trump.
(Slate)