Le commerce illégal des carburants a pris, ces derniers mois, une ampleur sans précédent puisque les bidons d’essence frelatée se vendent même dans le Grand Tunis au bord des routes.
Le volume de cette contrebande atteindrait 20% de la consommation nationale. Il menace l’équilibre des sociétés de distribution, a engendré la fermeture de 20 stations-service et représente un manque à gagner énorme pour le budget de l’Etat.
Plusieurs incendies et explosions ont éclaté faute de respect des normes de sécurité. Le syndicat des gérants de stations-service (UTICA) menace de faire grève plusieurs jours de suite si les pouvoirs publics n’interviennent pas de façon vigoureuse pour mettre fin à ce phénomène.
De quoi s’agit-il en fait ?
Une ampleur sans précédent
La contrebande relative aux carburants avec franchissement illégal de la frontière tuniso-libyenne existe depuis plusieurs années, et depuis bien avant la Révolution du 14 janvier 2011, mais c’était une activité limitée au Sud tunisien et réduite au niveau des quantités commercialisées.
Quelques camionnettes par jour transportant chacune des bidons en plastique de 20 litres vendus à la sauvette le long des routes principales par quelques dizaines de détaillants.
Les répercussions sur les ventes de carburants des stations-service étaient alors limitées à la zone frontalière avec la Libye et peu sensibles vis-à-vis de la concurrence avec le circuit légal.
Les pouvoirs publics régionaux fermaient les yeux sur cette activité clandestine pour des raisons sociales : un gagne-pain pour des revendeurs sans emploi et sans ressources, même s’il s’agit d’un produit inflammable et d’un commerce illégal pouvant présenter des risques et des menaces pour la sécurité des personnes et des biens. A la suite de l’avènement de la Révolution, le phénomène a pris une expansion considérable avec la régression de l’autorité des pouvoirs publics et des contrôles ainsi que les défaillances sécuritaires avec l’impact de la guerre civile en Libye sur le commerce entre les deux pays.
En effet, le commerce parallèle des carburants connait connaît une expansion sans précédent qui présente les aspects alarmants suivants :
Intensification de la contrebande avec multiplication des navettes de camions et de camionnettes, qui traversent plusieurs fois par jour la frontière, remplis de bidons de carburant, en empruntant soit les points de passage officiels, soit les pistes avec traversée clandestine de la frontière.
Le mouvement n’est plus circonscrit à la frontière libyenne, mais connaît une croissance vertigineuse le long de la frontière algérienne, sur plusieurs centaines de kilomètres. Le périmètre de vente clandestine qui était circonscrit aux zones frontalières a connu une extension notable : les ventes sur route ou même à proximité des stations-service dotées d’enseignes connues sont observées dans le Grand Tunis : Fouchana, Ariana, Mornag, Mornaghia, après avoir atteint depuis longtemps Sfax, Sousse, Kairouan, Jendouba…
Des réseaux structurés et organisés
L’ampleur prise par le phénomène qui a atteint, selon un expert proche du dossier, 20% du volume de carburant distribué par le circuit officiel, implique l’existence d’un système ramifié et structuré et de véritables réseaux de contrebandiers.
En effet, ce trafic clandestin croissant implique la mise en place d’une organisation avec des grossistes, des détaillants et des passeurs ainsi que la mobilisation de capitaux importants pour l’achat du carburant en territoire libyen et algérien, son stockage dans des citernes, des réservoirs et des dépôts clandestins. Cela suppose un trafic de devises sous-jacent pour le paiement des achats de carburant.
Il s’agirait parfois de bandes armées pour se défendre ou pour attaquer en cas d’arrestation ou d’obstruction quelconque.
Il faut dire que l’enjeu est considérable en matière de profit financier et commercial puisque le carburant coûte en Libye 0,150D et en Algérie 0,500D le litre ; la différence est énorme avec le prix officiel en Tunisie de 1,370D le litre.
Les ventes clandestines sur les routes se négocient à des prix variables allant de 0,700D à 0,900D, selon la conjoncture, le lieu, les quantités et les circonstances. Cela laisse une marge bénéficiaire très large aux contrebandiers aux dépens de l’économie réelle et transparente.
Il y a lieu de remarquer que le carburant clandestin écoulé à la sauvette est souvent frelaté : addition de pétrole et de mazout à l’essence super, outre les traces d’impuretés et de poudre que l’on trouve au fond des bidons.
Le développement de ce vaste trafic de carburants suppose l’existence de l’autre côté des deux frontières, de partenaires libyens et algériens qui approvisionnent les passeurs tunisiens sous forme de bandes clandestines et organisées.
Un expert proche du dossier estime le nombre de personnes impliquées dans ce vaste réseau de contrebande en Tunisie à 3000. Il est clair que les efforts de lutte contre ce phénomène sont insuffisants, que les moyens matériels et humains mobilisés pour réduire cette activité de contrebande sont nettement en deçà de l’ampleur du phénomène.
Dangers multiples et risques considérables à tous les niveaux
Les retombées catastrophiques de ce trafic se font sentir à différents niveaux :
– dégâts graves et irréversibles occasionnés aux moteurs des véhicules qui consomment le carburant frelaté,
– un manque à gagner considérable pour ce qui est des recettes du budget de l’Etat sous forme de taxes, du fait de la progression du carburant de contrebande aux dépens du circuit officiel,
– faillites et fermetures des stations-service du circuit officiel situées dans les zones frontalières qui ont enregistré jusqu’à 70% de régression de leurs ventes,
– difficultés financières pour les grandes enseignes de distribution internationale de carburant lourdes de conséquences sur leur avenir en Tunisie, car elles ne peuvent plus investir,
– dangers d’ordre sécuritaire et risques pour l’environnement : incendies, explosions, déperditions suite au non-respect des normes de transport et de stockage.
Il faut savoir que dans le prix de vente d’un litre de carburant dans le circuit légal il y a 45% de taxes destinées à alimenter le budget de l’Etat. Dans ce domaine, les compagnies de distribution jouent le rôle de collecteur d’impôts au profit du Trésor public à fonds perdu sans possibilité de récupérer les droits et taxes en cas d’impayés clients avec versements à l’Etat tous les dix jours.
En fait, la marge bénéficiaire des compagnies ne dépasse pas 2,5 à 3% du chiffre d’affaires.
Selon un rapport de synthèse rédigé par un bureau d’études pour le compte de l’UTICA, la rentabilité de l’activité est insuffisante, étant donné que les prix sont homologués par l’Etat et plusieurs compagnies internationales, comme Mobil, ont déjà quitté le pays. Il y a risque de départ des autres compagnies et de ralentissement des investissements et de la modernisation du secteur.
La présence des compagnies internationales de distribution des carburants est un facteur positif, un gage de développement de ce secteur vital et stratégique pour l’économie du pays et une garantie vis-à-vis des investissements directs étrangers.
Chaque station-service ayant un débit inférieur à 3000m3 par an doit fermer, car c’est le seuil de rentabilité minimale. En effet, le marché évolue de 5 à 10% par an; or, c’est la concurrence déloyale générée par la contrebande des carburants qui bénéficie de cette extension des ventes.
La mise à niveau des stations-service
Le plan de mise à niveau des stations-service doit concerner 300 d’entre elles et porter sur 10 actions principales permettant de remédier aux défaillances constatées dans les aspects suivants : amélioration de la sécurité et protection de l’environnement.
Il s’agit de la limitation des rejets et de la récupération des huiles usagées. Il y a lieu d’éviter la pollution des sols par les fuites, de promouvoir une gestion moderne de l’activité avec introduction des TICs. Le coût global est estimé à 45MD.
Solutions pour remédier à la situation ?
Il y a deux problématiques en la matière : les pouvoirs publics ont-ils la volonté politique de lutter contre ce phénomène ? Si oui, peuvent-ils mettre en œuvre les moyens matériels et humains nécessaires et suffisants pour en venir à bout ? Sinon réduire le phénomène de façon sensible ?
Les experts proches du dossier estiment que la lutte contre le fléau, pour être efficace, doit être organisée en amont, c’est-à-dire aux points de passage des frontières.
Dans ces conditions, il est fondamental de faire intervenir l’Armée, seule susceptible par ses effectifs et ses moyens matériels de mettre en place un dispositif de contrôle efficace pour stopper, sinon réduire de façon sensible ce fléau.
L’étude réalisée par l’UTICA préconise un ensemble d’actions destinées à valoriser le système de distribution des carburants et à instaurer la rentabilité des stations-service.
Il est essentiel tout d’abord de compléter le cahier des charges qui lie les compagnies de distribution de carburants aux gérants des stations-service en mettant au point une nouvelle charte qui définit les droits et devoirs de chaque partenaire.
Par ailleurs, il est temps d’assurer la promotion des “carburants additivés” c’est-à-dire ceux qui ont bénéficié d’additifs, fruits de la recherche-développement, qui améliorent les performances des moteurs, tout en assurant l’économie de consommation des moteurs.
Il s’agit pour notre pays d’être en conformité avec les motorisations importées les plus récentes en matière de distribution de carburants.
La consommation de GPL est en croissance rapide et c’est une activité complémentaire intéressante pour les stations-service favorisant le développement de la filière.
Il s’agit pour le secteur de la distribution d’être au diapason de l’exploitation de nouveaux champs gaziers dans le pays et donc du développement de l’économie.
Les stations-service ont un avantage évident dans le développement des activités non-oïl : superette pour promouvoir le shopping, libre service pour les accessoires voitures, atelier d’entretien rapide des véhicules. L’activité lubrifiants peut et doit être développée par le recours croissant aux huiles de qualité afin de faire face à la concurrence des indépendants.
Par Ridha Lahmar