Saura-t-on un jour la vérité ?

Dix mois après sa mise en place, la commission d’enquête parlementaire «sur les évènements du 9 avril 2012» n’a à ce jour toujours pas rendu son verdict. Ses travaux piétinent, donnant l’impression que l’établissement de la vérité serait une mission impossible. Les victimes et les militants des Droits de l’Homme fustigent la partialité de ses membres, majoritairement issus du parti Ennahdha, alors que ces derniers évoquent des «raisons objectives» à ce blocage.

 

 

«Pour étouffer la vérité dans l’œuf, rien ne vaut mieux que la création d’une commission d’enquête », ironise Abdessatar Ben Moussa, reprenant un adage. Le président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) est désormais «très pessimiste vis-à-vis du sort des travaux de cette commission parlementaire». Et les raisons sont multiples. De fait, les travaux d’enquête n’ont, jusqu’à présent, pas commencé d’une manière officielle… Car «nous attendons que la commission soit dotée d’un cadre juridique organisant et facilitant ses travaux d’investigation», explique son président, le député du mouvement Ennahdha, Zied Ladhari. Toutefois, la commission n’a pas attendu l’adoption de sa loi pour démarrer, même à titre préliminaire, ses travaux. Dans un premier temps, elle a essayé d’examiner certaines expériences comparées dans le domaine ; l’expérience étant singulière dans l’histoire du pays. À cet égard, elle s’est entretenue avec deux experts en affaires sécuritaires (l’un, national et l’autre, international) pour mieux appréhender les modes de travail des unités du maintien de l’ordre.

L’ombre des Ligues

Les évènements du 9 avril (2012) ont causé beaucoup de victimes parmi les manifestants pacifiques venus célébrer ce jour-là la fête des martyrs, Avenue Habib Bourguiba. La LTDH a reçu près de trente-neuf dossiers concernant des personnes agressées, dont les blessures étaient de gravité variée. Toutefois, le grand choc des Tunisiens lors de ce «lundi noir» a été la découverte d’une nouvelle «arme» : les «milices». Des individus présents au côté des policiers, mais ne relevant pas du dispositif sécuritaire mis en place, ont matraqué et sauvagement maté les manifestants. «C’était le début et le premier essai de ce qui sera nommé plus tard la Ligue nationale de protection de la révolution (LNPR)…», estime Lazhar Akremi, l’ex-ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur, chargé des Réformes. L’actuel membre du bureau exécutif de Nidaa Tounes semble catégorique : «ces milices sont le bras paramilitaire utilisé par Ennahdha pour mater ses opposants. Dans ses actes de violence, la LNPR bénéficie d’une complicité de certains hauts responsables dans l’appareil de sûreté nationale ». Bassam Bouguerra, le président de l’ONG Tunisian Police Reform avait diffusé en octobre 2012 une vidéo sur «les milices» du 9 avril. Dans la séquence qui a circulé sur le web, le milicien interrogé raconte notamment avoir été «recruté avec d’autres jeunes du quartier populaire de Bab Souika par un membre d’Ennahdha pour aider la police dans la dispersion des manifestants» (lire Réalités N°1398). Depuis, Bassam Bouguerra vit, sous les menaces. «Un avocat d’Ennahdha et membre de la LNPR m’avait personnellement appelé pour me menacer clairement. Il a aussi appelé le milicien pour l’obliger à démentir son témoignage», raconte-t-il. Et ce dernier n’a plus confiance en la commission parlementaire. «Elle ne veut pas travailler avec la société civile. Sur les vingt-deux membres, Ennahdha, seul, en possède neuf, dont le président de la commission. Alors que dans cette affaire, le parti islamiste est considéré juge et partie parce que le premier accusé par les victimes est Ali Laârayedh», dénonce l’activiste.   

 

«Juge et bourreau»

Le 27 septembre 2012, Ali Laârayedh a été auditionné par la commission… une audition qui a créé une véritable polémique lorsque le ministre de l’Intérieur, tout en démentant l’existence de milice, a qualifié les évènements du 9 avril de «faits dépassés par l’histoire». Pis, il a relativisé la gravité des agressions infligées aux manifestants par les agents de police. Au lendemain de cette audition houleuse, certains députés de l’opposition ont appelé à la dissolution de la commission parlementaire pour «éviter une mascarade». D’autres, qui sont membres de la commission ont menacé de présenter leurs démissions, tels que Néjib Hosni et Nôomane Fehri, en critiquant le manque de volonté et de coopération de la part de l’exécutif. «Nous avons demandé à voir le rapport de l’unité qui a été mobilisée ce jour-là, d’interroger les agents impliqués et de croiser les informations avec celles que nous avons déjà recueillies de la LTDH, des victimes et de la société civile. Mais, hélas ! Le blocage était général» a déploré Nadia Chaâbane. Selon la membre de  la commission et l’élue d’Al Massar, «le refus du ministère de l’Intérieur de donner accès aux députés à l’archive et aux documents nécessaires pour reconstruire les faits» a entravé le bon fonctionnement de la commission. Et le ras-le-bol gagne aussi les victimes. Seule Haifa Ben Abdallah a été entendue par les députés. «J’ai été reçue comme une coupable et pas comme une victime qui a failli mourir à cause des atrocités de la police et des milices. On m’a posé des questions du type : qui t’a demandé de manifester ? Pourquoi tu es partie et avec qui ? Bref, une enquête policière !» raconte-t-elle. Cette dernière, qui a été grièvement blessée lors de la manifestation et a dû subir une opération chirurgicale à la jambe, avoue aujourd’hui sa déception. «Psychologiquement, je suis anéantie ! Je ne peux pas obtenir mon droit à la poursuite de mes agresseurs.» Ces sentiments d’amertume hantent les esprits de plusieurs victimes. «Nous avons déposé auprès de la justice une plainte bien documentée par photos et vidéos. Cependant, aucune instruction n’a été encore ouverte à l’encontre des coupables», a indiqué Zied Hani, membre du bureau exécutif du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), agressé lors de la manifestation avec treize autres journalistes, selon le communiqué du SNJT. Même la plainte déposée par la LTDH est empêtrée dans les procédures. «C’est après huit mois que le tribunal militaire a commencé à entendre les plaignants et depuis lors, ça avance lentement», regrette Me Ben Moussa.

 

Le Règlement avant la loi

Par ailleurs, la commission parlementaire a besoin d’une loi qui doit organiser ses missions, exiger la coopération de l’exécutif et protéger les témoins. C’est seulement au mois de décembre 2012 que les articles de cette loi ont pu être brièvement discutés, lors d’une séance plénière à l’Assemblée constituante, avant qu’elle ne soit renvoyée à la Commission du Règlement interne (C.R.I) de l’Assemblée. Cette dernière devrait l’étudier en essayant d’intégrer ces articles (prérogatives des commissions d’enquête parlementaires) dans les chapitres du nouveau Règlement interne, qui est en phase d’amendement, afin de faciliter le travail. C’est en adoptant cette loi que la Commission du 9 avril pourra enquêter officiellement et efficacement. Zied Ladhari justifie ce retard par les longues procédures d’une part et l’agenda surchargé de l’ANC, d’autre part. De son côté, Haythem  Belgacem, président (CPR) de la C.R.I., a espéré que les travaux d’amendement pourraient se terminer d’ici quelques semaines. 

Med Abdellahi Ould Mohameden  

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