Condamnés à boire et à manger pollué

 

Voilà trois mois, au retour d’une étude appliquée à l’extension du réseau d’eau potable dans les zones rurales, notre équipe cède à la tentation d’assouvir sa fringale par un souper avalé tard le soir. Une gargote encore ouverte à Sbeïtla nous sauva. Mais le matin, au réveil, les trois co-équipiers, deux ingénieurs agronomes et un sociologue ouvrent l’œil trouble sur une très sévère intoxication alimentaire.

À Tunis et au centre hospitalier “Delta”, je pose au médecin, la question :

« Il y avait d’autres clients. Ils taquinaient les deux serveuses et ils avaient l’air d’habitués. Comment font-ils ? » 

« S’ils ne sont, eux aussi, mal en point, maintenant, ils doivent être immunisés ».

Dans ces gargotes mal famées, si peu contrôlées, tout peut arriver sous la pression des clients nombreux et impatients. Comment savoir si les affectés à la cuisine, soustraite aux regards, lavent leurs mains entre le passage aux toilettes et la manipulation des aliments ? Pour cueillir une intoxication à la fois collective et si violente, il faut une raison suffisante.

Mais ces cas singuliers pointent vers un procès de vaste amplitude, insidieux, progressif et sans doute irréversible.

 

Ne plus consommer le pain complet

Aujourd’hui, au vu d’une étude internationale et approfondie, les diététiciens conseillent de restreindre la consommation du poisson. Deux portions hebdomadaires, tout au plus, limitent l’ingestion de substances toxiques sans cesse déversées par le genre humain dans le milieu marin. Pourtant, la dramaturgie de l’environnement touche à tout. Maîtres-mots de l’actualité, croissance économique et productivité hantent l’ensemble des sociétés. Revers de la médaille, ni l’air, ni l’eau, ni le sol agricole, ni l’espace habité n’échappent à l’accumulation des saletés. Lors d’une conférence tenue au CERES, René Dumont, l’apôtre de la révolution verte recommandait le pain complet, la pomme à croquer sans l’éplucher ou la pomme de terre à effleurer pour conserver les précieux nutriments des pellicules superficielles. Quelques décennies après, la fixation des pesticides et des herbicides à la surface des céréales, des fruits et des légumes incite les nutritionnistes à prescrire l’abandon radical de ces critères culinaires, en vogue au temps de René Dumont.

Le mois dernier, je participai, avec une autre équipe, à la réunion organisée au ministère de l’Environnement. Il s’agissait d’une étude menée sur l’utilisation des eaux usées dites épurées.

 

La terre et la prière

Les métaux lourds ne sont guère éliminés. À cette occasion je mentionnai mon expérience de recherche sur les 3000 hectares du périmètre irrigué de Borj Touil où les paysans incriminaient les inconvénients sanitaires de « ce liquide nauséabond, responsable des nuages de moustiques et venu des toilettes ». En outre « la terre imbibée d’urine est impropre à la prière ». Ahmed Laâouani, P-DG du bureau d’étude SERAH me dit : « Bon d’accord, mais enfin, il y a acceptation ou pas ? ». Je vous ai compris, disait l’autre.

Sans «l’acceptation », formulée par les concernés, manque une pièce maitresse au projet. L’un songe à « l’efficacité », l’autre pense au souci de véracité. Au moment où j’évoquai ce rejet de l’irrigation par les eaux usées, lors de la réunion sus-indiquée, les gestionnaires de l’opération ajoutent une précision. Pour ces responsables, « nous ne pouvons faire autrement face aux besoins croissants de la population ». L’extrapolation, au long terme, de cette appréciation conduirait à normaliser la dégustation de nos déchets le jour où « nous ne pourrons faire autrement ».

Cependant, cet aspect quantitatif de l’obligation occulte la désinvolture et le cynisme négateurs du moindre civisme. Ce 15 juillet, un homme déverse les gravats de la brouette, pleine à craquer, au seuil de la demeure située au numéro 33 de la rue Lorca.

 

L’historien détective

À la troisième décharge clandestine, le voisin surprend le sans-gêne, le rejoint et le contraint à recharger ses déchets. Ils proviennent d’un chantier éloigné d’à peine cinquante mètres, au numéro 1, rue de Cadix.

Non loin de là, un amas d’ordures ménagères grossit de jour en jour malgré les deux bennes disposées à vingt mètres de ce nauséabond dépotoir. Ces pratiques inciviques ajoutent leurs méfaits au débrayage des agents municipaux insatisfaits des avantages arrachés. Sur le point de poser sur le trottoir le sac bourré d’ordures, la dame sursaute quand l’historien, réuni avec deux collègues le temps d’un baratin, l’interpelle et pointe sa terrible canne vers elle. Auparavant ce même justicier découvre, devant sa porte, un sac nauséabond.

Parmi les papiers mêlés aux déchets domestiques, le détective improvisé retire la feuille où figure le nom d’une jeune fille. Il porte le sac poubelle et le dépose devant l’habitation de la demoiselle. Le père intervient aussitôt, mais ne tarit plus d’excuses dès l’instant où la preuve par le nom désigne la maison. Dans tous ces cas de figure, les notables du quartier reportent le soupçon et l’accusation sur les employées aux tâches ménagères. La question des classes a bon dos, car de temps à autre ces messieurs cravatés lancent par la fenêtre de leur voiture le paquet d’ordures.

 

Revers de la médaille

Eu égard à ces nouveaux dépotoirs, les cas de plastiques dispersés à tout vent dans les villes et leurs environs demeure le meilleur indicateur de la transformation. Avant la modernisation, arme à double tranchant, nos parents allaient à pieds au souk peu lointain, munis de leur couffin sans l’intention de corrompre quelqu’un. Maintenant la drôle « d’évolution » confortée par la révolution libertaire expose la population à crouler sous le poids exorbitant de ses déchets amoncelés. Croissance économique et décroissance éthique égayent le bal masqué de la modernité.

À l’échelle planétaire, la transformation outrepasse l’espace et le temps. Au beau milieu de Bamako et devant une montagne d’ordures où le bétail pensif pâture, le responsable municipal dit à notre groupe d’étude : « C’est inacceptable pour l’esthétique urbaine et la santé animale ou humaine, mais nous manquons d’argent ». Avec la grève des nettoyeurs, Naples mime le faciès d’une immense poubelle aux émanations pestilentielles. Certains pays désargentés peinent à solutionner le problème posé avec acuité.

 

Leçon d’autogestion

Jadis, le spectacle de l’espace jonché de rejets n’existait, pour ainsi dire, presque jamais. Trois illustrations illustrent l’affirmation. Dans les zones campagnardes, sans toilettes ni réseau d’assainissement, prospérait une pratique non dite, mais systématique. Là-bas, cet homme accroupi au bas de la « tabia » soulage ses intestins et sa vessie. Puis une touffe d’herbe ou une pierre polie par le vent et la pluie essuie. Une transmission de père en fils reproduit les manières d’un tel savoir-faire.

Le sol désagrège les rejets, in-situ. De même, à deux kilomètres de Menzel Bouzelfa, l’ouvrier agricole creuse une tombe au pied de l’olivier. Il y a enterre le chien nommé « daâbèss » et me dit « Tu verras , les oranges de cet arbre seront meilleures les deux ou trois prochaines années. C’est du fumier ».

L’humanité accroupie et l’animalité enterrée assurent le recyclage de maints déchets. De nos jours, la voiture écrase et nul ne ramasse le cadavre du chien heurté sur la route.

Passons à la cité. Aujourd’hui encore, la médina de Hammamet intrigue le visiteur étonné par l’exceptionnelle propreté. La maitresse du logis balaye son habitation et le bout de ruelle placé aux abords de la porte. Ce joyau ne doit rien aux services municipaux.

Voilà quelques sept décennies, à Ma’amoura, sans touriste ni hôtellerie, un trou aménagé à l’étage supérieur de l’habitation permet aux défécations de chuter sur un étalage de paille. Avec le temps, ce mélange azoté ira enrichir le sol des parcelles jardinées. N’en déplaise aux tenants du romantisme nostalgique, la fameuse « rançon du progrès » accompagne l’itinéraire de la transformation. « Hélas, les beaux jours sont finis.»

Par Khalil Zamiti   

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