Mise à l’écart, frigo, placard : les fonctionnaires sont très inventifs quand il s’agit de dénigrer un collègue qui dégringole après avoir gravi les échelons, un chef qui a été démis de ses fonctions ou d’un responsable que l’on n’appréciait pas beaucoup et dont la carrière est gelée.
Nous avons rencontré des dizaines de « placardisés », qui nous ont raconté leur ascension et leur descente aux enfers, souvent pour rien ou pour si peu…
C’est un homme fin et cultivé que nous rencontrons en ce jour de printemps. Mais lui n’a pas l’air de s’apercevoir de cette renaissance de la nature, car il vit dans un univers parallèle, celui de son éviction de son poste de directeur des ressources humaines, il y a quelques mois. Une « spoliation » comme il l’appelle, qui l’a plongé dans une profonde dépression.
Des heures à ne rien faire
Dans un soupir, il nous confie : « ma tête ne plaisait pas au nouveau PDG, car j’étais plus diplômé et plus compétent que lui. Alors il a tout fait pour me pourrir la vie, avec de petites phrases assassines devant les autres cadres de la société et il m’a même collé un surnom ridicule relatif à ma grande taille, ce qui faisait rire tous ses Quaffafas et Sabbabas (flatteurs et fayots). A la fin, pour m’humilier définitivement, il m’a changé de bureau, me mettant dans un très petit bureau, un vrai placard ! »
Les petites guéguerres au sein des administrations ne sont pas chose nouvelle. Elles ont toujours existé, avec plus ou moins d’intensité. Un psychologue nous éclaire sur ce monde sans pitié : « il y a trop d’ambitions, trop d’intérêts pour que tout se passe dans la convivialité et dans la sérénité entre collègues. Par instinct, l’homme est dominateur, un tueur même. Et il le fait savoir aux autres par des moyens détournés, dans un langage codé et adapté à la vie en société. La violence est alors dissimulée, mais chacun marque son territoire de façon indirecte. Quoiqu’on dise, on n’est pas très loin de nos ancêtres et on garde encore de nombreux instincts sauvages… »
On nous a rapporté l’histoire d’un homme brillant, qui a réussi ses études très tôt et qui a obtenu ses diplômes avec beaucoup de facilité. Un haut responsable le remarque et l’invite à intégrer son équipe d’économistes, afin d’y apporter ses compétences et son dynamisme. Il s’est alors engagé dans une aventure qui allait briser sa vie…
Les premiers mois furent difficiles, car il était peu habitué aux combines des grandes entreprises et aux coups bas légendaires des administrations tunisiennes. Au début, il faisait son travail sans se soucier des vagues qu’il créait en voulant tout rénover, tout révolutionner. Mais il ne s’apercevait pas que son attitude ferme et sa ligne dure dérangeaient nombre de ses collègues, habitués au train-train quotidien. Les combines et les coups bas allaient dès lors se multiplier…
Jusqu’au jour où il fut convoqué par le « Big Boss » pour se voir dépossédé de ses prérogatives et mis au placard, un vrai, situé sous les escaliers, pour des raisons déraisonnables et surtout peu convaincantes. La veille, il s’était opposé à un projet qu’il jugeait trop onéreux et inutile, mais que le patron tenait à finaliser coûte que coûte. Depuis, il se rend tous les matins à son cagibi pour lire les journaux et siroter un café dont le goût devient un peu plus amer chaque jour…
Les regards qui se détournent
Des cas comme celui-ci ne sont pas rares, même si leur nombre est en baisse ces dernières années grâce à la libération de la parole et de l’importance des réseaux sociaux, qui peuvent faire mal à un dirigeant indélicat ou trop autoritaire. Des centaines de cadres expérimentés et énergiques ont ainsi été écartés du cercle de décision, car ils ont osé s’opposer au grand patron, convaincus que leur point de vue est juste et honnête. Une rigidité qu’ils payent très cher, allant parfois jusqu’à se noyer dans l’alcool et la dépression.
Un ancien cadre usé par ce type de situation et profondément abattu nous explique :« le pire dans cette situation, c’est que mon ancienne secrétaire ne me dit plus bonjour, alors que j’avais contribué à sa promotion. Il y a aussi l’attitude de mes collègues et leurs regards qui fuient lorsqu’ils me croisent dans les couloirs, alors qu’auparavant, ils étaient tous sourires et courbettes et ils m’invitaient même chez eux… Un homme à terre, personne ne veut plus le fréquenter. »
Son tort c’est d’avoir élevé la voix lors d’une réunion et d’avoir tenu tête à son patron sur la stratégie de l’entreprise pour les années à venir. Il avoue : « je suis un impulsif et tout le monde le sait… J’ai déjà eu plusieurs brouilles à cause de ce caractère, mais je suis incapable de fermer ma gueule quand je vois ou que j’entends des absurdités. Je m’énerve très vite lorsque je sais que j’ai raison, mais c’est toujours pour la bonne cause… »
On nous a également parlé d’un ancien directeur de la télévision tunisienne qui est en dépression profonde depuis la fin des années soixante dix à cause d’une ambition trop grande. L’un de ses anciens collègues a bien suivi l’affaire : « Il voulait être calife à la place du calife, comme dans la bande dessinée Iznogoud. Et lorsque son patron de l’époque a découvert ses combines, il a été mis très sèchement sur la touche. Mais il n’a pas supporté son éviction et depuis cette lointaine époque, il se promène dans les rues de la ville, portant des tenues bizarres et tenant un discours incohérent… »
Lorsqu’on se retrouve dans le placard, l’une des plus grandes frustrations, c’est de voir son avancement bloqué ou retardé et ses primes baisser, alors que les autres continuent à en bénéficier même s’ils ne font rien pour les mériter, même s’ils sont incompétents. Les revenus baissent alors ostensiblement, avec tous les problèmes qui en découlent. Plusieurs témoins ont évoqué des baisses de revenus de 20% en moyenne depuis qu’ils sont en froid avec leur patron.
Et les journées sont longues dans un frigo pour un homme énergique habitué à une activité intensive. Un « placardé » témoigne : « je lis les journaux alors qu’auparavant je regardais à peine les titres. Je fais les mots croisés dont je suis devenu un champion. Je téléphone sur mon propre portable aux rares personnes que j’intéresse encore. J’écoute la radio en sourdine pour qu’on ne me dénonce pas au chef et je rêvasse jusqu’à l’heure de la sortie… C’est long et pénible ! »
Mais le pire semble être la situation familiale qui se crée alors et qui ne manque pas de toucher l’épouse et les enfants. La ligne du téléphone direct est coupée. La voiture de fonction est parfois retirée ou changée pour une autre, moins neuve, moins confortable. Les voyages qui permettaient de ramener des cadeaux disparaissent en même temps que les frais de mission. On entre alors dans le cycle infernal de la dépression et de ses aléas, avec parfois le divorce et la désintégration de la structure familiale au bout du chemin.
Mettre quelqu’un au placard, c’est priver le pays de son expérience et de son rendement. On peut ne pas être d’accord avec l’un de ses subalternes, mais il faut éviter de l’isoler, car cela nuit à sa santé et à l’ambiance générale de l’entreprise. Tout le monde devient stressé et méfiant, ce qui bloque tout esprit d’initiative et toute innovation. On se dit « pourquoi vais-je me créer des problèmes avec des propositions pertinentes ou m’opposer au patron, alors que je peux rester tranquille dans mon coin… » Une situation catastrophique pour l’entreprise et pour le pays