Conflits sociaux et drames conjugaux

Par Khalil Zammit

Comment évoluèrent les désaccords familiaux depuis les six dernières décennies ?

A l’ère de nos grands pères où nos grands-mères, les relations se caractérisaient davantage par leur docilité envers le patriarche respecté surtout en public. Les heurts surgis au cœur de la famille élargie entre les croyants et les « mécréants » furent, plutôt, inexistants. La règle de l’obéissance féminine ou filiale maquillait les divergences et sauvait les apparences. Pour éviter les remontrances et le regard sévère de mon père, je continuai à exhiber mes prières journalières une fois ma croyance quelque peu ébranlée au temps du lycée. Éphémère, ce double jeu cherchait, aussi, à ne pas chagriner un être cher.

L’apprentissage de l’hypocrisie, hommage rendu par le vice à la vertu, passe aussi par l’entremise de la religion imposée bien avant la danse des bâtons. Aujourd’hui, avec l’ainsi nommée « réislamisation » et la soudaine apparition des koffars parmi nous, ce télescopage sociétal infléchit les drames personnels.

Cependant, les commentateurs portent l’accent sur la compétition des configurations juridico-politiques, sans assez orienter l’investigation vers les effets dévastateurs sur les profondeurs psychiques.

De pareille occultation, quelle est donc l’une des raisons ? Après « les nouveaux philosophes » et depuis la Révolution, de nouveaux « experts », ni vus, ni connus auparavant, poussent à la façon des champignons.

L’islam dit maghrébin déploie le terrain où manœuvrent ces nouveaux devins. Ils opinent entre deux visions peu voisines. Sur une page du même support, l’islamisme serait moribond, sur l’autre, ce dur à cuire, implanté partout, entrainé, bien armé, puissant, va mettre le pays à feu et à sang.

Ce genre de mouvement pendulaire focalise l’éclairage sur un domaine crucial mais tend, par là même, à détourner l’attention, eu égard à d’autres champs d’exploration.

 

Aborder le continent sous-exploré

Un collègue, nommé B., trépassait à la force de l’âge et sa mort subite intriguait l’entourage parental amical et professionnel. A tort ou à raison, les chercheurs de son institution, pour un tiers psycho-pédagogues, partagèrent la même conviction. Elle pointe vers l’incidence du sectarisme religieux sur l’ambiance de la vie à deux. L’épouse de B. ultra-croyante et hyper-intolérante prie à l’heure annoncée par le muezzin rapproché. Le collègue, bon vivant, d’esprit libre et à l’air toujours gai, ne prie jamais. A tout moment, l’épouse devient, pour le conjoint son reproche vivant. Tu dois prier, tu dois jeûner, tu ne dois plus fréquenter celui-ci ou celui-là. Excédé par les récriminations de l’incessante inquisition, le harcelé universitaire et possesseur d’une parcelle de terre y passe une journée entière sous un soleil de plomb. Sans rien sur la tête, il remue, en profondeur, le sol asséché au pied des oliviers. Du matin au soir, il soulève et abat sa lourde pioche sans boire, ni manger, ni aménager un repos recommandé par un observateur inconscient de la complexité. Au terme de l’odyssée, d’allure insensée, le cœur a lâché. Ce trajet suggère une hypothèse coutumière.

 

Choisir de partir

De manière suicidaire, B. aspire à fuir l’empire du pire où le traquent les scènes ménagères. Certes, en pareille circonstance, un espace lacunaire sépare toujours les causes et les effets, tous deux supputés.

Mais parfois, une convergence de probabilités intuitives et rationnelles associe les antécédences aux conséquences. Bien souvent, j’entends ce genre d’appréciation : « Celui-là ne pourra trouver l’âme sœur que parmi les salafistes comme lui ».

Entre l’homme et la femme unis devant Dieu ou le maire, une religiosité non partagée ajoute une flûte à l’orchestre de la dispute. Sur le trajet-projet de B., le drame personnel répercute le conflit social, où l’un récuse et refuse le style de vie adopté par l’autre.

B. ne reproche guère à l’épouse de prier mais son aigre-douce moitié incrimine sa manière de ne jamais poser le front sur le tapis de la prière. Il fallait donc acculer B au suicide et tuer l’impavide Chokri Belaïd. La projection de la bipolarisation sociale sur l’allure de la relation conjugale rejoint une problématique fondamentale, car l’itinéraire suivi par B. parle à l’ensemble de la société globale. Un conflit politique taraude le psychique et celui-ci érode le physique.

L’irrésolution du problème social atteint le corporel par l’entremise du mental. Dans tous les cas de figure, l’individu et la société saturent les deux faces d’une même réalité. Voilà pourquoi nous nous sentons, quelque part, tous coupables de nos déboires.

Au moment où les agents de la Garde nationale tombent à Jendouba, députés, gouvernement et gouvernés ont à voir avec cela. A l’instant où les soldats sautent sur la mine, c’est la bipartition culturelle de la population qui assassine.

Dans ces conditions sociétales, évoquer la nébuleuse, l’hydre, la pieuvre et ressasser pareilles métaphores, exorcise l’adversité sur le papier, de façon magique, mais n’ajoute aucune contribution à l’élucidation de la situation. Deux projets, l’un démocratique et l’autre théocratique scindent la société profonde. Réduire les tenants de l’orientation charaïque à l’écume des jours donne à voir la guerre pour une affaire sécuritaire. A sa façon, teintée d’ambivalence et nimbée d’ambiguïté, Ennahdha paraît cligner vers cette orientation de pensée. Pour le conseil de la choura « une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme » exige entre autres choses, d’en « traiter les causes ».

 Autant commencer par gommer le chômage, la pauvreté, l’inégalité, la corruption, la marginalisation régionale et l’opposition à « nos enfants » devenus grands à la faveur du laxisme érigé en style de gouvernement. Mais alors qui va traquer les coupeurs de têtes ? A propos des soldats et des policiers, Ghannouchi disait à ses troupes diversifiées : « Ils ne nous aiment pas ». Eux et nous, voici les deux notions révélatrices de l’abyssale scission.

Chacun des clans, sûr de son bon droit, inscrit l’autre au registre où figurent les hors la loi. Pour l’armée de Sissi, Morsi, haï par une partie du peuple, est un bandit, pour les partisans de Morsi le Général devenu maréchal demeure l’usurpateur intégral.

Ici et là, une fois écarté, l’idéalisme abstrait, le droit revient à qui détient le pouvoir de le dire. Les espèces d’Abou Iyadh rêvent de vouer la Constitution des parjures à sa déchirure.

Ghannouchi, lui, essaya de la truffer de mines appropriées. Pensant ce temps, l’ample chamaille continue de ravager les entrailles et l’odyssée létale de B. illustre les effets dévastateurs de l’inquisition explicite ou larvée.

KH.Z.

 

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