En ces temps de trouble et désordre, à un moment où les contestations montent dans plusieurs régions et que les responsables politiques sont discrédités, contestés, attaqués, vilipendés, il est facile de dresser un réquisitoire contre le système politique tel qu’il est pratiqué depuis une décennie.
En continu sur les chaînes de télévision et les réseaux sociaux, des images de chaos se succèdent : des barricades, des sit-in, des routes fermées par des hordes de casseurs qui sèment la désolation sur leur passage. Une violence de moins en moins sourde que la moindre étincelle pourrait faire exploser. Dans cet enchevêtrement d’escapades, les relations entre les responsables politiques et les contestataires révèlent une confusion désastreuse, un entrelacs de contradictions qui creusent au fil des semaines un fossé très profond. Le pouvoir, conspué par le peuple et fracturé de l’intérieur, effectue au compte-gouttes des concessions comme si, l’issue finale étant redoutée au cas où elle prendrait une forme « dégagiste « comme celle du 14 janvier 2011, il fallait plier bagage le plus lentement possible. C’est ainsi que se lit le feuilleton ridicule qui se joue depuis quelques semaines.
La brouille a pris les allures d’une simplification extrême, alors qu’elle révèle en profondeur une complexification des rapports entre gouvernants et gouvernés. C’est une intimidation réciproque, une surenchère que l’on voudrait croire bien calculée. Or elle contient une part de menace qui ne peut plus croître davantage sauf à passer à la guerre civile. On pourrait trouver deux raisons de s’alarmer face à cette manœuvre. La première serait qu’elle fonctionne dangereusement, érode les principes de l’État civil, favorise le morcellement et la guerre de «tous contre tous». La seconde aurait été qu’elle fait son chemin au sein des extrémistes, qui ne sont sûrement pas inactifs dans l’ombre, et séduit une jeunesse déboussolée et en plein désarroi qui y voit un gage d’efficacité face à un pouvoir qui recule sans réfléchir au risque de scier la branche sur laquelle il est perché.
On ne peut en vouloir aux «gens d’en bas», dont le niveau de vie est constamment taraudé par l’incompétence, le népotisme, la prédation et une corruption endémique, de ne plus faire confiance à un pouvoir politique puni par là où il a péché. Un pouvoir incapable de régler des problèmes économiques, sociaux et sécuritaires qui, sur le papier, ne sont pas insurmontables. Ce ne sont pas les solutions qui manquent, mais la compétence, la lucidité et le courage. On dit souvent que les citoyens protestataires ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes si leur président, leur parlement et leur gouvernement sont incapables de se concentrer sur les problèmes majeurs et ne sont pas à la hauteur de ces grands défis. Ce sont eux qui les ont choisis. Et ce n’est pas en les discréditant qu’on y changera quelque chose. Mais la crise est institutionnelle autant que démocratique. Elle est le fait d’un système politique conçu sur mesure par la fameuse «Troïka». Les admirateurs de celui que l’on présente depuis une décennie comme un modèle en seront à leurs frais : il peut tout faire sauf mettre de l’ordre dans le pays et renforcer la démocratie.
Je pense qu’il ne faut pas désespérer. Comment ne pas croire en ce pays à l’histoire trois fois millénaire ? Car il existe assurément un génie tunisien. Celui d’avoir bâti Carthage qui durera sept siècles. Celui d’avoir créé la première constitution au monde, longuement évoquée par Aristote dans son ouvrage « la politique», ainsi que la première constitution moderne en 1861, jamais promulguée dans le monde musulman. Celui d’avoir aboli l’esclavage en 1846. Celui d’avoir promulgué le Code du statut personnel en 1956, en nourrissant en son sein Hannibal, Al Kahena, Ibn Khaldoun et Bourguiba. Celui, enfin, d’avoir fait tomber la «Troïka», le pouvoir de la conjugaison des islamistes et leurs « idiots utiles». Le peuple de ce pays ne peut se contenter d’espérer un hypothétique sauveur. Il est capable, pour sauver son pays, de faire renaître l’espoir. Oser et agir. La Tunisie le vaut bien.
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