Le 23e congrès de l’UGTT se tient, du 22 au 25 janvier 2017, avec en ligne de mire la succession de Houcine Abassi et l’élection d’un nouveau Bureau exécutif. Quel sera le nouveau profil de la Centrale syndicale ? Les syndicalistes tunisiens persisteront-ils à jouer un rôle politique, poursuivront-ils les revendications sociales, continueront-ils à fragiliser la transition économique ?
Sauront-ils au contraire développer de nouveaux partenariats pour le progrès et prendre en ligne de compte un tiers-pays dont les turbulences échappent à l’establishment dans son ensemble ?
Lourds d’enjeux, ce congrès de l’UGTT s’ouvre alors que l’esprit de Hached et les valeurs nationales semblent avoir cédé le pas à des surenchères, tout en faisant toujours l’impasse à la nécessaire modernisation de l’organisation syndicale jugée par ses propres militants comme dominée par les fonctionnaires, trop centralisée et tournant le dos à la jeunesse et aux femmes…
En décembre dernier, il aura fallu un accord à l’arraché entre le gouvernement et l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pour trouver une issue honorable au bras de fer sur les augmentations salariales. Un compromis de dernière minute avait en effet été trouvé après plusieurs semaines de négociations et de ruptures au sujet des majorations salariales dans la fonction publique. La grève générale alors prévue pour le 8 décembre avait été évitée de justesse.
Toutefois, alors que l’accalmie se précisait sur le front social, le mois de janvier commencera avec une nouvelle grève du corps enseignant. En effet, à l’appel du syndicat général de l’enseignement secondaire, les professeurs des collèges et lycées publics ont observé une grève très suivie le 5 janvier dernier. Quelques jours plus tard, les ouvriers des chantiers se lançaient à leur tour dans une série de grèves tournantes avec pour revendication la régularisation de leur situation et la fin de l’emploi précaire.
La succession de Houcine Abassi et les interférences politiques
Ces nouveaux mouvements et débrayages se déroulent alors que l’UGTT est en pleine préparation de son 23e congrès qui devrait se dérouler du 22 au 25 janvier 2017. Cette échéance est lourde d’enjeux et devrait aussi porter un nouveau Secrétaire général à la tête de la puissante Centrale syndicale tunisienne.
Mais parle-t-on seulement de syndicalisme et de défense des intérêts des salariés à l’UGTT ? Cette organisation est en effet devenue à la faveur de la Révolution tunisienne, un acteur incontournable de la scène politique et l’alternance à sa tête est suivie avec attention afin d’en dégager les potentielles significations de son action future.
Depuis la fin du mois de décembre, le dépôt des candidatures au prochain Bureau exécutif retient l’attention des observateurs. Placé sous le signe de l’allégeance à la Tunisie, la fidélité aux martyrs et le dévouement aux travailleurs, ce congrès devrait donc ouvrir la succession de Houcine Abassi, l’actuel Secrétaire général. Deux autres membres du Bureau exécutif devraient également s’effacer. Il s’agit de Mouldi Jendoubi et Belgacem Ayari. Ces trois responsables syndicalistes ne seront pas candidats conformément à l’article 10 du règlement intérieur de l’Union qui limite le nombre des mandats successifs des membres du bureau à deux seulement.
On se souvient que cet article avait été adopté lors du congrès extraordinaire de Djerba en 2002 pour marquer une rupture avec le dirigisme à la tête de l’UGTT et avait été appliqué au congrès de Tabarka lors du profond renouvellement qu’avait connu le Bureau exécutif de la Centrale syndicale. C’est dans ces conditions que Houcine Abassi était parvenu au secrétariat général succédant à Abdessalem Jrad.

Noureddine Tabboubi- abassi – Bouali M’barki
Les noms de plusieurs prétendants à la succession de Abassi circulent et, en filigrane, on assiste à un lobbying actif de plusieurs partis politiques. Parmi les candidats potentiels, Noureddine Tabboubi, actuel secrétaire général adjoint chargé du règlement intérieur, aurait les faveurs du parti Ennahdha. Depuis la Révolution, le mouvement islamiste tente de prendre pied au sein de la Centrale syndicale réputée représentative de la gauche tunisienne, voire d’une sensibilité travailliste. Noureddine Tabboubi pourrait s’appuyer pour être élu sur les sympathisants nahdhaouis et aussi sur le poids électoral de l’Union régionale du travail de Tunis dont il était le secrétaire général. Toutefois, pour de nombreux syndicalistes, Tabboubi est surtout issu de la tradition syndicale et reste avant tout un indépendant non aligné sur un quelconque parti politique.
Bouali Mbarki est un autre successeur potentiel de Abassi. Secrétaire général adjoint chargé des finances et de l’administration, Mbarki est réputé avoir de bons rapports avec la mouvance des partis dits modernistes. Il est de plus apprécié pour sa personnalité consensuelle. Un troisième candidat à la succession de Abassi n’est autre que Hfaiedh Hfaiedh qui pourrait engranger le soutien des composantes de gauche de la Centrale syndicale. Proche du Front populaire et des sensibilités de gauche, Hfaiedh pourrait prétendre au secrétariat général tout comme plusieurs autres personnalités. Toutefois, selon les observateurs les plus proches de la place Mhamed Ali, ce sont Taboubi et Mbarki qui devraient être les deux protagonistes principaux prétendants à la succession de Abassi.

Hfaiedh Hfaiedh
Plus largement, le nouveau Bureau exécutif de l’UGTT comprend 13 membres et, plus que jamais, il est question d’intégrer une femme dans cette instance dirigeante. Il est ainsi question de Naima Hammami. En tout état de cause, une liste consensuelle regroupant une dizaine de membres du bureau sortant a clairement le vent en poupe. Cette liste qui se veut dans la continuité de l’action actuelle de l’UGTT devrait normalement s’imposer et, pour l’heure, seul le poste de Secrétaire général reste disputé par plusieurs candidats potentiels. Mais, selon une grande majorité de syndicalistes des unions régionales et sectorielles, Bouali Mbarki ou Noureddine Taboubi tiendraient la corde.
Partenariat pour le développement et valeurs nationales de l’UGTT
Alternant revendication sociale et action politique, l’UGTT post-révolution a connu aussi bien des soubresauts que des recherches de consensus. Tout en étant un membre actif et influent du dialogue national, la Centrale syndicale a toujours donné de la voix quitte à parfois fragiliser l’ensemble de la transition.
Jouant un rôle politique, l’UGTT est aussi un espace où tentent de prendre pied les partis politiques toutes sensibilités confondues. Dominée par les forces de gauche, la Centrale syndicale comprend en son sein des patriotes démocrates ou des militants proches du parti du travail patriotique et démocratique et d’autres courants. De nombreuses tendances s’expriment en faveur de la continuation de ce rôle politique joué par le syndicat alors que les partis libéraux dans leur ensemble continuent à voir d’un mauvais œil cette propension du syndicat historique à sortir de sa dimension purement syndicale.
Les enchères continuent pour prendre de l’intérieur la citadelle syndicale et les partis politiques les plus proches du pouvoir actuel verraient favorablement l’UGTT revenir à ses fondamentaux et à l’esprit d’un partenariat pour le progrès. En effet, dès sa fondation sous la houlette de Farhat Hached, l’UGTT faisait partie intégrante du mouvement national et agissait clairement en faveur de la construction du pays. Cet esprit de Hached est souvent invoqué par ceux qui constatent que la Centrale syndicale a aujourd’hui le profil d’un rival du gouvernement et non plus celui d’un allié. Toutefois, cette appréciation est rejetée par les syndicalistes qui considèrent que l’UGTT est bien dans son rôle.
Cette question des valeurs nationales de l’UGTT se repose sans cesse dans les débats actuels. Nombreux sont ceux qui reprochent à l’UGTT sa pugnacité et son recours systématique à la grève. Ces voix demandent aux responsables de la Centrale syndicale de prendre en considération le contexte global qui est celui de la Tunisie aujourd’hui pour revenir à l’esprit des contrats de progrès qui ont modelé la relation de l’UGTT et du gouvernement au cours des dernières décennies. Dans la foulée, cette approche déplore souvent la politisation jugée excessive des militants syndicalistes.
Il s’agit de fait d’un dialogue de sourds puisque, côté syndical, on rétorque que la Centrale défendra les travailleurs de la manière qu’elle jugera la plus adéquate.
Toutefois, la relève à la tête du puissant syndicat pourrait ouvrir la voie à une trêve dans la contestation sociale. Car, selon des sources proches du pouvoir, il est important que l’UGTT revienne à une politique de partenariat afin de ne pas continuer à perdre des centaines de milliers de journées de travail à cause des grèves et retrouver un cap qui prendrait en ligne de compte le développement du pays.
En effet, comment ne pas mesurer l’impact de la politique actuelle de l’UGTT sur le retard pris dans le nouveau décollage de la Tunisie ? Alors que le front social est loin d’être apaisé et que se multiplient les revendications de toutes sortes, il est difficile de maintenir un cap sur le progrès. On a vu récemment comment le pacte de Carthage âprement négocié s’est dilué dans les urgences de toutes sortes et la menace régulièrement brandie d’une grève générale. Il est clair que pour retrouver la voie du progrès, la Tunisie aurait besoin d’une trêve sociale et surtout d’un partenariat entre l’UGTT et le gouvernement.
Avec les deux-tiers de ses 750.000 adhérents dans la fonction publique, la Centrale syndicale devrait davantage contribuer à l’apaisement. D’autre part, il est tout aussi important que l’UGTT envisage aussi sa propre mutation. Actuellement, la Centrale devrait revenir vers ses bases militantes et ses bureaux régionaux pour restructurer de manière plus transparente le fonctionnement interne de l’organisation et y insérer des jeunes et des femmes qui demeurent peu présents. De fait, de nombreux chantiers attendent l’UGTT qui, engagée sur plusieurs fronts, tarde toujours à entreprendre une modernisation de ses structures qui est désormais une nécessité.
Car l’enjeu profond de ce nouveau congrès concerne aussi l’UGTT elle-même et les conditions de sa modernisation. Forte d’une assise populaire et d’une légitimité historique incontestables, la Centrale syndicale fondée par Hached en 1946 n’est-elle pas la plus ancienne organisation aujourd’hui active dans le champ socio-politique ?
Une centrale de fonctionnaires face aux grondements du tiers-pays
Il est vrai que les tensions actuelles qui traversent la Tunisie sous la forme de revendications non canalisées et de violences doivent interpeller l’UGTT et lui faire prendre note de la complexité de la situation. De très nombreux mouvements sociaux spontanés naissent aux quatre coins du pays et échappent complètement à la Centrale syndicale. A maintes reprises, l’UGTT a été obligée de reconnaître à la fois son incompréhension et son impuissance devant la grogne de la rue, de la jeunesse et des régions défavorisées.
C’est en ce sens qu’un nouveau contrat de progrès devrait voir le jour dans le but d’insérer toutes les marges et contribuer à l’essor des régions périphériques. Au-delà du syndicalisme revendicatif, un nouveau syndicalisme participatif devrait donner la main au gouvernement afin de créer les conditions de développement des régions défavorisées. Il s’agit là d’un objectif majeur de la Révolution et il importe que la mobilisation de tous en soit le vecteur de la réalisation.
Lorsque le syndicat patronal, l’UTICA, évoque la nécessité d’un état d’urgence économique, il ne s’agit pas d’une boutade mais d’une invitation à l’action et au retour aux fondamentaux qui avaient permis le développement de la Tunisie post-indépendance. Les conditions d’un nouveau départ sont à créer au sein d’une vaste synergie qui reste encore à trouver et qui associerait les partenaires sociaux, le gouvernement et la société civile.
Dans cette optique, la Tunisie pourrait retrouver sa pôle-position, parer aux urgences les plus fortes et envisager un véritable plan de développement pour les années à venir. L’UGTT a un rôle important à jouer et, au-delà des enjeux purement politiques et syndicaux, contribuer à l’essor d’une nouvelle vulgate, d’un pacte pour le progrès qui ne soit pas corseté par des considérations politiciennes, mais porté par un devoir envers la nation.
En regard, il est tout aussi important que les gouvernements successifs sachent tenir parole. La plupart des mouvements syndicaux de ces derniers mois ont en effet pour origine des promesses non tenues par le gouvernement. Apaiser les rapports avec les syndicats revient aussi à ne pas promettre ce que l’on ne pourra pas tenir, car à l’impossible, nul n’est tenu. Ce reproche d’un gouvernement qui ne tient pas sa parole et met en doute la continuité de l’Etat est souvent revenu surtout dans le dossier des augmentations salariales et sa gestion successive par les gouvernements de Habib Essid puis Youssef Chahed.
Un pays en état d’urgence économique
Il n’en reste pas moins que plusieurs observateurs mentionnent que l’UGTT continuera sans doute à maintenir la pression. En effet, devenue un syndicat de fonctionnaires, la Centrale syndicale agit désormais comme un lobby de ces fonctionnaires dont le nombre est pléthorique et qui se sentent menacés dans le contexte actuel. En effet, les bailleurs de fonds internationaux ont clairement demandé à la Tunisie de réduire la masse salariale dans le secteur public. Et ce diktat est perçu par de nombreux militants syndicalistes comme une menace pour leurs carrières et une épée de Damoclès qui pèse sur la fonction publique, elle aussi appelée à se moderniser. Dès lors, l’UGTT cherche-t-elle à engranger tout de suite le maximum d’avantages pour ses adhérents tout en pressentant que les réformes sont inéluctables ?
Cette question peut se poser avec insistance. Toutefois, cela ne dispense pas la Centrale syndicale de sortir enfin d’une approche corporatiste stricte pour embrasser un rôle politique positif dans la participation au développement des régions défavorisées et d’une jeunesse marginalisée. Car si la place Mhamed Ali est parfois débordée par ses bases, elle est carrément hors-jeu devant les nouvelles radicalisations et les desperados de la Révolution.
Au lendemain d’un certain 3 janvier 1984, politiciens et syndicalistes avouaient ne rien avoir vu venir des révoltes du pain qui furent déjà à l’époque menées par une jeunesse désespérée et un tiers-pays qui cherchait les conditions de la survie. Plus de trente ans plus tard, le pays profond gronde toujours et attend sa part d’horizon. Et pour l’instant, ni gouvernements, ni syndicats ne sont parvenus à insérer cette attente légitime dans un flux de progrès. Car aussi bien les gouvernements successifs que les instances de la Centrale syndicale restent les otages d’une pensée immobile et centralisatrice, les partenaires pour le moment de combats d’arrière-garde qui concernent peu le développement du pays réel.
Face aux craintes d’influences politiciennes, à la politisation syndicale et au recul des valeurs nationales, qu’attendre de ce congrès de l’UGTT ? Une succession de Abassi et un nouveau Bureau exécutif, soit. Mais qu’attendre d’autre en termes d’espoir et de dynamiques consensuelles pour un pays meurtri par la crise et les déchirements politiciens ?
Hatem Bourial