Par Hatem Bourial
De Bizerte à Zarzis en passant par Tunis, les tensions, les points de friction et les pénuries défraient la chronique.
Alors que les opposants à la démarche de Kaïs Saïed haussent le ton, le drame des naufragés de Zarzis est venu mettre l’opinion publique face à la détresse et au malaise d’une jeunesse désemparée.
Entre-temps, la bataille électorale s’est engagée en vue du scrutin législatif de décembre prochain.
État des lieux dans un pays en proie au doute et à la dissémination des tensions.
Le président de la République aura une nouvelle fois botté en touche. À l’occasion de la fête de l’évacuation, alors que la grogne et le désespoir gagnent du terrain, Kaïs Saïed a préféré en découdre verbalement avec des «traîtres» qu’il ne nomme pas et à qui il promet d’être «évacués». Pourtant, le moment, solennel, ne se prêtait pas à une diatribe et se prêtait à un discours plus fédérateur et moins marqué par les clivages.
Le terrible drame de Zarzis
Ce 15 octobre restera d’ailleurs mémorable tant il a été marqué par la confusion et les tiraillements. L’agitation avait commencé par une joute improbable entre le maire de la ville de Bizerte et le gouverneur de la région. Ce dernier, demandant à ce que la ville soit pavoisée à l’occasion de la fête nationale et de la visite du président de la République, a été contredit par le maire qui lui répondit que la ville ne devait pas revêtir des atours qui occulteraient la réalité. Pour inattendue qu’elle soit, cette passe d’armes n’en dénote pas moins les dysfonctionnements qui s’incrustent partout et le manque de cohérence qui caractérise la gestion des affaires publiques.
Entre-temps, la capitale était le théâtre de deux manifestations simultanées. Le Front du salut et le Parti destourien libre entendaient interpeller le pouvoir exécutif et, en passant, démontrer qu’ils disposaient d’une base militante non négligeable. Tunis était ainsi traversée par deux manifestations rassemblant des opposants parmi les plus déterminés. Avec un dispositif de sécurité qui bouclait tous les accès à la ville, les flux de manifestants ont été maîtrisés par les pouvoirs publics. Toutefois, si aucun incident notable n’a été signalé au niveau des cortèges, les accusations ont vite fusé. Selon Abir Moussi, présidente du PDL, les manifestants au nom de son parti ont parfois été empêchés d’accéder jusqu’à la capitale par des moyens peu orthodoxes. Les choses s’envenimeront au point où Moussi commencera une grève de la faim devant les locaux du ministère de l’Intérieur, le jour-même. Pour sa part, haranguant les partisans du Front qu’il préside, Ahmed Néjib Chebbi jugera se rapprocher du but poursuivi en affirmant que les jours du pouvoir exécutif étaient comptés.
Ces confrontations politiciennes interviennent dans un contexte difficile, dans une conjoncture délétère illustrée par le terrible naufrage de Zarzis qui a endeuillé toute la Tunisie. Paradoxalement, le chef de l’État a mis beaucoup de temps à réagir et faire part de son empathie envers les familles des victimes. Cet assourdissant silence présidentiel a été mal vécu par une opinion publique choquée par les images des cadavres rejetés par la mer et par la manière cavalière dont les dépouilles ont été enterrées. Toute la région de Zarzis était en ébullition sur fond d’avis de grève générale lancé par l’Union générale tunisienne du travail. Les revendications étaient nombreuses et allaient de la demande de la tenue d’un Conseil ministériel relatif à la situation de la région à celle de l’ouverture d’une enquête au sujet-enterrements des corps repêchés. Entre indignation et condamnations fermes, les recherches en mer se poursuivaient la semaine dernière alors que les drames de la migration clandestine sont de plus en plus fréquents, impliquant aussi bien des Tunisiens que des Subsahariens.
Un pays traumatisé par une décennie d’échecs et de confrontations
L’effervescence actuelle se mesure aussi selon le nombre et la diversité des mouvements revendicatifs. Cette dissémination de la colère traduit parfaitement une situation ambiante marquée par l’envolée des prix et certaines incohérences flagrantes. La fermeture de plusieurs écoles primaires à Tozeur à cause du manque d’enseignants n’est pas la moindre des déconvenues. Elle a été d’ailleurs aggravée par une polémique sur le nombre d’enfants en situation de décrochage scolaire. Ils seraient 150.000 selon le ministère de l’Éducation et 400.000 selon les syndicats d’enseignants qui continuent à agiter la menace de grève. En soi, ces chiffres sont effrayants et soulignent le délitement progressif de l’école publique.
Par ailleurs, les mouvements sociaux se font plus nombreux et pressants. Les travailleuses agricoles ou les ouvriers de chantiers sont eux aussi montés au créneau alors que les médias étaient en sit-in à la Kasbah et que les revendications jaillissent de partout. De fait, beaucoup d’indicateurs sont au rouge. Il suffit de mentionner les chiffres de l’Institut national de la statistique pour réaliser la complexité de la conjoncture. Simultanément à la hausse des prix, le déficit commercial a dépassé les 19 milliards de dinars au terme du troisième trimestre de l’année 2022. Tout aussi inquiétant, le déficit énergétique a dépassé les 7 milliards de dinars, plombant davantage une économie nationale en pleine trajectoire dépressive.
La ruée vers les stations-service a constitué le symptôme par excellence de ces difficultés. Face à une pénurie de carburant, les automobilistes se sont agglutinés devant les pompes, aggravant la situation par leur mouvement de panique. La demande inhabituelle a généré une pénurie de fait, compliquée par une communication défaillante de la part des autorités compétentes. Alors que des responsables déclaraient une chose, d’autres affirmaient son contraire sur fond de surenchères syndicales et de ruée vers les pompes.
Les pénuries de plusieurs produits alimentaires sont venues se greffer sur cette situation avec leur lot de rayons vides, de files d’attente et de bagarres pour quelques kilos de sucre. Entre-temps, il est de notoriété que la Tunisie cherche à obtenir des financements internationaux pour assainir ses finances publiques et ne parvient toujours pas à obtenir un accord avantageux. Dans ce contexte global d’un serpent qui se mord la queue, il devient d’autant plus difficile d’entrevoir une issue que les hauts responsables et aussi leurs opposants restent obnubilés par les enjeux politiciens et négligent ostensiblement les réalités économiques.
Dans cette optique, la course à la députation est désormais ouverte, avec des milliers de candidats qui sont inscrits pour un scrutin législatif dont l’échéance se rapproche à grands pas. Si l’opposition a fait part de son intention de boycotter cette élection, la question actuelle est de comprendre le sens de l’initiative «Que le peuple triomphe». S’agit-il d’un embryon de parti politique ? Verrons-nous l’émergence d’une coordination nationale fédérant sous la bannière de Kaïs Saïed, les candidatures éparses qui ont été déclarées ? La question cruciale est également de savoir si l’abstention battra de nouveaux records pour le scrutin législatif du 17 décembre prochain. En attendant l’ouverture de la campagne, les nombreuses contradictions restent perceptibles, voire exacerbées par les drames et pénuries devenus le pain quotidien d’un pays traumatisé par une décennie d’échecs et de confrontations.
L’aggravation de la crise économique, sociale et financière
Au-delà, les revendications pour la publication du projet d’accord avec le Fonds monétaire international dans tous ses détails et avant sa signature sont désormais relayées par plusieurs partis politiques et la puissante Centrale syndicale. Il est vrai que prendre connaissance des réformes négociées avec les bailleurs de fonds internationaux a toute son importance pour évaluer leurs potentielles répercussions sociales. L’aggravation actuelle de la crise économique, sociale et financière ne laisse personne indifférent et inquiète davantage l’opinion lorsque l’ensemble de la classe politique élude cette réalité centrale pour continuer à alimenter des joutes politiques sans issue. Entre-temps, des étincelles peuvent surgir comme à la cité Ettadhamen dans la banlieue ouest de Tunis. Durant plusieurs nuits, des mouvements protestataires ont opposé les jeunes du quartier aux forces de l’ordre qui redoutent par-dessus tout, une contagion vers d’autres régions de ce type de manifestations spontanées. C’est dire si la situation générale actuelle est délétère et peu rassurante.