Conseil supérieur de la magistrature : Le dilemme !

L’adoption vendredi 15 mai par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) à une large majorité (131 voix pour, 8 abstentions et 14 contre) du projet de loi portant création du Conseil supérieur de la magistrature, a suscité un tollé presque général chez les magistrats et des critiques acerbes de certains partis politiques et des représentants de la société civile.

La mise en place de cette importante instance constitutionnelle, tant attendue et censée consacrer l’un des plus importants fondements de tout système démocratique, ne va pas s’opérer sans difficultés et sans susciter encore des querelles profondes sur le principe même de séparation des pouvoirs et sur les velléités des deux partis majoritaires au sein de l’ARP ( Nidaa Tounes et Ennahdha) d’hypothéquer l’indépendance de la justice. Une rude bataille ne fait que commencer entre ceux qui redoutent l’établissement d’un gouvernement des juges et ceux qui craignent de voir le pouvoir judiciaire retomber à nouveau sous le contrôle du pouvoir exécutif. La discorde créée par l’adoption, quelque peu à la hâte, de ce projet de loi laisse planer un grand doute au sujet de cette nouvelle instance, née pour ne pas voir le jour de sitôt.

Même si le président de l’ARP, Mohamed Ennaceur s’est empressé de féliciter les élus et le peuple tunisien pour cet accomplissement, assurant que la loi à laquelle a abouti l’Assemblée a pour but d’instaurer la Justice et l’égalité dans notre pays, précisant que l’indépendance de la magistrature se consacrera en plus avec la mise en place des bases de la Cour constitutionnelle.

Même si les élus du Front populaire  et ceux d’Afek Tounes, qui font pourtant partie de la coalition au pouvoir, se sont démarqués de la majorité dominante à l’ARP, en affirmant que le projet présenté ne garantit pas l’indépendance de la magistrature et que certaines de ses dispositions sont contraires à l’esprit de la Constitution, les positions de Nidaa et d’Ennahdah sont restées inflexibles. En témoigne l’avis sans équivoque exprimé par Abada Kéfi, président de la commission de la législation générale à l’ARP qui a indiqué que le projet présenté à l’Assemblée garantit l’indépendance de la justice tout en tenant compte des trois corps de la magistrature judiciaire, administrative et financière.

Même son de cloche chez Samir Dilou pour qui, «les magistrats n’ont pas le monopole de la justice ». Selon lui, la bataille qui ne cesse de diviser différentes parties au sujet du Conseil supérieur de la magistrature, n’est pas celle du pouvoir législatif qui veut donner la supervision du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif, ni celle des magistrats qui défendent leur indépendance. «La bataille est  celle de savoir si le CSM est un Conseil supérieur des magistrats ou de la magistrature».
Pour cette même raison, Samir Dilou rejette les propos tenus par la présidente du syndicat des magistrats, Raoudha Laâbidi, au sujet d’une prétendue  «alliance entre Ennahdha et Nidaa pour rendre caduque l’indépendance de la justice ou porter violation au pouvoir judiciaire ».

Le cavalier seul de Afek Tounes

Le dirigeant d’Ennahdha tient à préciser que les députés ne sont pas présents à l’Assemblée, et ne discutent pas les projets de loi en fonction de leur qualité partisane ou celle sectorielle et professionnelle. A l’ARP, insiste-t-il, « on est tous représentants du peuple tunisien ».

Ce qui a le plus surpris et amplifié les polémiques et les incompréhensions, c’est d’abord la grande différence qui existe entre le projet soumis par le ministère de la Justice à l’ARP et le texte soumis au vote, d’une part, et les thèses défendues par Afek Tounes qui étaient presque similaires à celles que soutient ardemment le Front populaire.

C’est ainsi qu’avant même l’adoption de ce projet de loi, le ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Issa n’y est pas allé de main morte, remettant la constitutionnalité du projet élaboré par la commission de la législation de l’ARP en cause, prenant au dépourvu le président de la commission de la législation générale de l’ARP et provoquant même son ire.

Les positions d’Afek Tounes, qui a voté contre ce projet et ses critiques non voilées contre le gouvernement Essid notamment, au sujet de la faiblesse de la communication gouvernementale, loin de surprendre, commencent à irriter et à susciter interrogations et doutes sur l’avenir de la coalition gouvernementale dont ce petit parti constitue l’une des quatre composantes. Pour le député Riadh Mouakher d’Afek Tounes, ce vote négatif s’explique par le fait que le projet de loi présenté par l’ARP est en inadéquation avec les convictions du parti.

Le projet de loi portant création du CSM ainsi adopté, a provoqué une levée de boucliers  dans les corps de la Justice, la société civile et certains partis politiques. L’Association des magistrats tunisiens, le Syndicat des magistrats tunisiens, l’Union des magistrats administratifs, l’Association tunisienne des jeunes magistrats et l’Observatoire tunisien de l’indépendance de la magistrature ont rejeté en bloc le projet dans sa version actuelle.

Les sept structures judiciaires ont appelé le président de la République et le Chef du gouvernement à reconnaître l’inconstitutionnalité du projet de loi relatif au Conseil supérieur de la magistrature.

Ils ont indiqué que la loi organique adoptée, vendredi, par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) comporte «plusieurs violations de la Constitution», ce qui poussera les magistrats à boycotter le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

En effet, la famille de la magistrature a considéré  que les amendements apportés au projet de loi sur le CSM ont concerné des questions non fondamentales sans introduire de réelles modifications sur les lacunes contenues dans le texte de la première mouture, qui, selon eux, sont contraires au principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire, garant des droits et des libertés.

Le principe de la séparation des pouvoirs à l’épreuve

La réaction de l’Association des magistrats tunisiens (AMT)  a été la plus virulente et sa présidente est allée jusqu’à dire que la Tunisie est entrée dans une grande crise après l’adoption de la loi portant création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM).

Elle a ajouté que les juges s’opposeront à cette loi qui porte atteinte à l’indépendance de la magistrature et par laquelle l’Exécutif compte mettre à genoux les juges.

Selon le SMT, l’UMAT et l’ATJM, le ministre de la Justice n’a pas bien défendu le projet de loi élaboré par son département et s’est contenté de faire des déclarations à la presse au cours desquelles il a présenté des propositions qui ont  vidé le CSM de ses prérogatives.

Raoudha Laabidi, a indiqué que rien n’a été encore décidé au sujet des actions à entreprendre. Mais elle a lancé un avertissement clair : « Au cas où les autorités ne répondent pas positivement aux revendications des magistrats, nous userons de tous les moyens de protestation, y compris la grève ouverte ».

Ce qui est sûr, l’adoption par l’ARP  du projet de loi portant création du CSM, loin de marquer le début d’une nouvelle étape dans le processus d’indépendance de la justice en Tunisie, annonce,  plutôt, une période de tension voire de troubles dans le processus de mise en place des institutions constitutionnelles pérennes et dans la consécration du principe sacro-saint de la séparation entre les trois pouvoirs. Les jours à venir seront déterminants dans la mesure où, pour chaque partie, il est devenu difficile de faire machine arrière.

Que dit la Constitution tunisienne ?

Chapitre V – le pouvoir judiciaire

Section I – la justice judiciaire, administrative et financière

Sous-section I – le Conseil supérieur de la magistrature

Article 112. – Le Conseil supérieur de la magistrature se compose de quatre organes : le Conseil de la justice judiciaire, le Conseil de la justice administrative, le Conseil de la justice financière et l’Instance générale des trois conseils juridictionnels.

Chacun de ces organes est composé à ses deux tiers de magistrats dont la majorité est élue et les autres nommés selon leurs qualités. Le tiers restant est constitué de non magistrats indépendants et spécialisés. La majorité des membres de ces organes doivent être élus. Les membres élus exercent leurs fonctions pour un mandat unique d’une durée de six années.

Le Conseil supérieur de la magistrature élit un Président parmi ses membres magistrats du plus haut grade.

La loi fixe la compétence de chacun de ces quatre organes, sa composition, son organisation et ses procédures qui sont suivies devant lui.

Article 113. – Le Conseil supérieur de la magistrature bénéficie de l’autonomie administrative, financière et de la capacité de s’autogérer. Il prépare son projet de budget et le discute devant la commission spécialisée de l’Assemblée des Représentants du Peuple.

Article 114. – Le Conseil supérieur de la magistrature garantit le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance. L’Instance générale des trois conseils juridictionnels propose les réformes et donne son avis sur les projets de lois relatifs au système juridictionnel, ceux-ci devant lui être obligatoirement soumis. Chacun des conseils est compétent pour statuer sur les questions relatives à la carrière et à la discipline des magistrats.

Le Conseil supérieur de la magistrature élabore un rapport annuel qu’il transmet au président de la République, au président de l’Assemblée des Représentants du Peuple et au Chef du Gouvernement durant le mois de juillet de chaque année au plus tard. Ce rapport est publié.

Le rapport est discuté par l’Assemblée des Représentants du Peuple en séance plénière à l’ouverture de l’année judiciaire avec le Conseil supérieur de la magistrature.

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