Les Droits de l’Enfant seront-ils les parents pauvres de la prochaine Constitution ? Au moment où le pays est secoué par différentes polémiques (petites filles voilées, violence et drogue dans les écoles…), l’inquiétude est de mise. Éclairage
«Nous n’avons pas besoin d’un texte dans la Constitution pour aimer nos enfants. Nous avons besoin d’un texte où l’État prend ses responsabilités vis-à-vis de nos enfants. Dans tous les textes internationaux, dont la déclaration universelle, il est écrit que c’est “à l’État de”, et non pas “à la famille de”, par exemple, offrir une bonne infrastructure aux enfants qui se rendent aux écoles ou de garantir les droits de tous ces enfants qui ne sont pas responsables des conditions dans lesquelles ils naissent», a affirmé Moez Cherif, président de l’Association tunisienne de défense des droits de l’enfant (ATDDE). Pourtant, dans le premier avant-projet de la Constitution tunisienne, l’article 31 (du chapitre des droits et des libertés) disposait que «les parents doivent assurer aux enfants leur droit à la dignité, aux soins, à l’éducation et à la santé». À la satisfaction générale, la formulation a été abandonnée et remplacée par l’article 40 (toujours dans le chapitre des droits et des libertés) qui introduit la notion d’État, tout en privilégiant la famille à l’État.
La discrimination en embuscade ?
C’est du moins l’opinion de Senim Abdellah… Selon le sociologue, «le nouveau draft de la Constitution ne reflète pas explicitement, voire clairement la priorité qui doit être accordée aux enfants tout en insistant sur le principe de la discrimination illustré dans le projet de la Constitution qui prévoit, dans les principes généraux, une distinction entre l’enfant “normal” et l’enfant handicapé». En effet, en vertu de l’article 39, l’État protège «le droit de l’enfant et des personnes aux besoins spécifiques».
L’existence de cette disposition est «tout à fait normale», avance Kais Said, puisque les conventions internationales relatives à la personne handicapée ont été ratifiées par la Tunisie. Toutefois, note le professeur de droit constitutionnel, le texte de la Constitution ne doit pas contenir beaucoup de détails. Les conventions internationales relatives aux Droits de l’Enfant contraignent les États qui y adhèrent à donner un minimum garanti à tous les enfants, et ce, pour accéder aux diverses prestations des soins, du savoir et de protection sans aucune discrimination. «Nous avons vu beaucoup de choses s’améliorer dans le deuxième brouillon. Nous avons été entendus par l’Assemblée nationale constituante (ANC), car le premier draft était une véritable atteinte aux Droits de l’Enfant. Toutefois, les Droits de l’Enfant ne peuvent être que complets, uniques et globaux. On ne peut pas les fractionner. L’un des droits fondamentaux de l’enfant est le droit à la non-discrimination, de ce fait, la deuxième partie de cet article (40) n’a aucune raison d’être parce que si l’État protège les droits de l’enfant, il le protègera évidemment contre la discrimination», nous a expliqué Moez Cherif. Lors des deux premiers trimestres 2012, l’ATDDE avait organisé un cycle de conférences sous le thème de «l’enfant citoyen silencieux» afin de sensibiliser les Tunisiens et le choix de ce thème était loin d’être aléatoire… Au-delà des considérations purement juridiques, il existe, selon l’association un «grave problème culturel» de sociabilité voire de socialisation dans la mesure où «l’enfant n’est pas considéré comme un être humain à part entière». En résumé, tant que l’individu enfant n’a pas atteint ses 18 ans, il n’est pas un sujet-agissant de «droit». Le point de vue des experts en droit constitutionnel est plus nuancé. «Il faut préciser que ces droits sont bien garantis par un certain nombre de textes y compris la convention internationale relative aux Droits de l’Enfant. Cela veut dire que la Tunisie a une législation évoluée concernant le Droit de l’Enfant. Il y a également un code de protection de l’enfant, mais il reste primordial de constitutionnaliser ses droits», a avancé Kais Said.
Une nouvelle instance
«Les dispositions qui figurent dans le projet de Constitution ne sont pas suffisantes parce qu’elles sont générales et peuvent se prêter à plusieurs interprétations. Nous cherchons la notion de “spécificité” en tenant compte de l’efficacité et la rapidité. Par exemple, une victime de pédophilie ne pourra pas être jugée en tant qu’adulte, ne peut pas faire de la confrontation avec l’accusé et ne doit pas être écoutée plusieurs fois», nous a déclaré Anis Abounallah, délégué de la protection de l’enfance à Tunis au ministère de la Femme. Le ministère pousse actuellement à la création d’une instance (constitutionnelle) indépendante des Droits de l’Enfant. Le projet ficelé a d’ores et déjà été présenté à l’Assemblée nationale constituante (ANC). Cette instance sera un médiateur entre l’enfant et l’accusé. Selon M. Anis Abounallah qui se charge d’être le médiateur entre les enfants «menacés» ou en «situation de conflit avec l’État» et les accusés, la volonté politique déterminera la date de création de cette instance. La proposition a émané du ministère de tutelle et de l’UNICEF il y a quelques mois.
Des chiffres aberrants
Autre priorité pour le ministère… La réforme du code de la protection des Droits de l’Enfant. Et pour argumenter, le délégué déploie des «chiffres» devenus «agaçants». Concernant la formation pédagogique, les dernières statistiques de l’UNICEF démontrent des inégalités d’accès flagrantes aux jardins d’enfants. Seulement 30% de la population est en formation préscolaire. «Concernant l’accès aux soins, la Tunisie a fait énormément d’efforts en ce qui concerne les soins préventifs, mais peu pour ce qui est curatif. Il existe un seul hôpital pour enfants. Le taux d’occupation est de 300%, c’est-à-dire trois enfants par lit. Il aurait également été opportun de développer le transport», a affirmé Moez Cherif. «Je crois qu’il est nécessaire de garantir les Droits de l’Enfant dans le texte de la Constitution, qui ne doit pas contenir toutes les dispositions et toutes les règles concernant n’importe quel domaine et doit se suffire aux principes généraux qui garantissent les différents droits et les différentes libertés et renvoyer aux textes législatifs le soin de les expliciter davantage. Le nouveau projet, en comparaison avec celui de 59, est une évolution. Le problème ne réside pas dans la loi, mais dans la pratique», considère Kais Said. Sur le plan constitutionnel, les Droits de l’Enfant existent et se renforcent en Tunisie. Toutefois, il est crucial de souligner que le texte constitutionnel ne permet pas, à lui seul, aux enfants de connaitre leurs droits. Tous les experts sont formels… Un travail pédagogique de longue haleine pourrait prendre le relais en reflétant la concrétisation et l’éclaircissement du contenu des droits consacrés par la Constitution. Leur introduction dans les programmes dès l’école primaire s’avère ainsi une condition sine qua non à l’éveil des générations futures.
Chaimae Bouazzaoui