Au temps où le CERES était encore le CERES, avec Salah Garmadi, Abdelkader Zghal, etc., Chédly Ayari publiait un article de la revue où il évaluait dans quelles proportions un commerce clandestin concurrençait le secteur soumis à la fiscalité. Depuis, la répétition du constat et les interventions dissuasives échouent à colmater le manque à gagner par les caisses de l’État. Discrets, protégés, les grands patrons de la mafia surplombent ce trafic déployé de Bizerte à Matmata. Partout prospère «souk Libya» où affluent les classes populaires. Au plan budgétaire, l’affaire est claire. Mais, ici comme ailleurs, le quantitatif tangue sur le toit brûlant du subjectif. Pour l’illustrer, il suffit d’écarter l’hypocrisie. Alors les grands principes, soi-disant incorporés par tous, ratent l’enquête menée au ras des pâquerettes. Au centre commercial “Phénicia” Fethi, l’immémorial marchand de fruits, semble pris par le souci de ménager le client fidélisé depuis vingt ans. Une première fois déjà, son épouse me déconseille un produit quelque peu vieilli. Aujourd’hui, l’air complice et la voix feutrée pour éviter les oreilles des murs, Fethi me dit, «laisse tomber. Ces pommes sont de première qualité, mais le prix est passé de quatre à sept dinars. Ils essayent de supprimer la contrebande». Chainon terminal du circuit à meilleur profit, le commerçant paraît navré par les empêcheurs de tourner en rond. Par un effet de contagion, d’emblée m’assiègent une réaction et une idée entremêlées.
Le réflexe intéressé peine à maquiller un faible pour les contrebandiers à l’instant même où les dégâts infligés aux ressources de l’État par l’échappé à la TVA taraudent le sens de la citoyenneté. Quelque part aux abords de l’inavoué, le fisc est fait pour être contourné. Il ne s’agit pas là de pure subjectivité.
Agriculture ou contrebande
Par son ampleur l’enjeu contrebandier hante les tenants des programmes d’action. Lors d’une recherche menée dans le gouvernorat de Sfax avec un bureau d’étude intitulé CID, le Commissaire général du CRDA me dit, «les aspects techniques sont connus. L’essentiel de ce que nous cherchons à savoir porte sur les attitudes. En zone proche des frontières, comment intéresser les gens à ce projet de périmètre irrigué quand la contrebande leur assure des profits rapides et bien plus importants ?». Durant nos tournées de reconnaissance est survenu un accident révélateur de l’ambiance. Un contrebandier roule à vive allure, manque le virage, heurte un tronc d’arbre et décède sur le champ. Nul ne le poursuivait pourtant, mais la prise de risque a partie liée avec la pratique de ce métier.
Prêts à tout et au look sévère, les contrebandiers roulent, toujours, à tombeau ouvert. De là sourd la tension perpétuée entre ces trafiquants dangereux et les préposés à la sécurité.
En ce domaine aussi, le laxisme avait sévi. Dans les conditions de cet héritage, tout porter à la charge du sécuritaire pourrait sous-estimer la difficulté. Autant monter à l’assaut de l’Everest avec un mini-marteau. La poudrière libyenne ajoute sa rengaine à l’esprit déjà belliqueux de ce grand jeu.
Ailleurs, le retour d’expérience peut éclairer certaines lanternes. La contrefaçon chinoise ne cesse de fournir aux douanes européennes l’occasion de galvauder leur dextérité à l’instant même où les articles suspects accèdent, malgré tout, au marché mondialisé. Le mélange des genres économiques, politiques et sécuritaires empreigne l’atmosphère au moment où l’univers contrebandier ravitaille le camion militaire. Pour inscrire ce tragi-comique au registre de l’anecdotique, il faut n’avoir pas encore mis les pieds dans ces parages bien singuliers. Dans la transformation de la société depuis le 14 janvier, l’essor de l’incivilité renfloue l’ambiant propice aux contrebandiers, ces légions de la clandestinité.
Ce déclin de la sociabilité aurait-il un effet sur des manières de faire où figure l’emprunt obligataire ? Dans tous les cas de figure et de réponses à ce genre de questions, un processus de vaste amplitude englobe l’actuelle régression du savoir vivre ensemble.
Un témoignage crucial projette un vif éclairage sur le vécu individuel et collectif de ce passage appréhendé à l’échelle de son plus large rayon d’action.
Je ne vends pas, je donne
H, épouse de O, évoque aujourd’hui le décès de son mari. «Né à Degache où Om possède une toute petite parcelle de palmiers, il n’a jamais vendu la moindre datte. À chaque récolte il donne aux parents, aux amis, aux voisins, à chaque personne qui vient et il disait «c’est leur chocolat. Tout est à Dieu». Son plaisir était de rendre service. Dès que l’une de nos connaissances parle de son problème, il ne dit rien et se met tout de suite à trouver une solution. La plupart des gens étaient comme ça. Sociables, généreux, fiers. O n’a jamais rien demandé. Il fréquentait surtout les plus âgés que lui d’une quinzaine d’années. Il disait mieux retrouver auprès d’eux le temps passé. Il est mort en 1974. Depuis bien avant, le monde ne lui plaisait plus. Ceux de maintenant le prennent pour un naïf («niya», «bouhali»). Il ne voyait plus personne et il est entré dans une dépression. Il ne sortait plus de la maison où il demeurait allongé sur son lit.
Il refusait les médicaments du psychiatre. L’une des rares fois où il a quitté sa chambre pour venir au salon fut le mariage de nôtre fils. Il fallait confirmer son acceptation.»
Ce récit de mort lente suppute une relation de cause à effet entre un certain désenchantement du monde et le dégoût de la vie.
Les chaos identitaire
L’hypothèse du trouble à base neuropsychiatrique baigne elle-même dans l’ambiant sociétal de l’ample transformation. Ce 19 mai, A, le fils aîné, corrobore les propos de H, sa mère, interviewée une semaine auparavant. Ingénieur il travailla chez Total et dans la société du métro léger. Musicien amateur a ses heures, grand lecteur, il clôture l’entretien par ce mot. «Mon père appartient à l’ancien monde et son refus du nouveau l’a tué. Malgré ses ressources modiques d’instituteur, il ne refusait rien à personne, mais lui ne demande jamais rien. Ses qualités humaines sont devenues objet de moquerie». Depuis le 14 janvier revu et corrigé par les tenants des bâtons, le passage de la convivialité à la brutalité n’est plus un grand secret.
Cependant, il pointe vers une ultime conclusion. Dans l’ancienne société, O nage comme un poisson dans l’eau. Mais son entrée dans l’ainsi appelée modernité fait de lui un inadapté. Dès lors où commence et où finit l’identité ? L’itinéraire singulier tantôt «normal» et tantôt «anormalisé» remet en question l’illusion d’un invariant. Le nom donné à la personne maquille la variation par une espèce de repère contingent.
Malgré l’éternelle référence à l’objectif d’un ordre programmé, il n’est de vrai que le chaos sous-jacent à l’étage du langage, des codifications, des cultures et des civilisations.
Pour cette raison commerce du sexe, contrebande, corruption, coups d’État et coups bas, ces plus vieux métiers du monde, ne cessent de soutenir leur équipe à la barbe des grands principes.
Khalil Zamiti