Contributions à l’émancipation

Souvent cité à l’actif du grand timonier, le CSP tend à éclipser une institution tout aussi introductrice à la modernité, l’Office national de la famille et de la population. Or CSP, ONFP et enseignement laïc déploient les trois piliers fondateurs de la nouvelle société. Le coup de patte flanqué par Bourguiba aux zeïtouniens symbolise le marqueur de la transition théorisée par K. Polanyi tout au long du célèbre ouvrage titré « La grande transformation ». L’auteur analyse le passage de l’ancienne à la nouvelle société globale. Pour cette œuvre multisectorielle et colossale au plan civilisationnel, Bourguiba fut secondé par des personnes de qualité. Parmi elles, bien choisies, figure Souad Chater. Lors de l’interview menée le 19 mai, elle émaillait ses propos d’une formulation nimbée de modestie et loin d’être superflue : « J’ai fait ce que j’ai pu ». Elle reprend ce mot toutes les fois où je la vois, tant il inspire des souvenirs.
Souad fut et demeure la maîtresse-d’œuvre en matière de planning familial dont elle arpenta les moindres dédales. La veille de l’entretien, lui fut rendu un hommage à la « galerie de l’Information ».
Émue, heureuse de cette reconnaissance, elle désigne l’immense bouquet de fleurs offert, à l’heure où elle coupait en morceaux l’énorme gâteau. Trois ministres assistaient à la cérémonie. « Excusez du peu », dirait Nadia Omrane, mon amie et fine plume du pays.
L’assemblée célébrait le cinquantième anniversaire du planning familial où les apôtres du passéisme obscurantiste perçoivent un parfait scandale, vu l’intervention humaine dans la cuisine divine. Les Chinois seraient, aujourd’hui, bien plus nombreux au cas où ils auraient suivi l’avis du bon Dieu. L’historique des cogitations démographiques met en scène l’opposition du malthusianisme au populisme. Celui-ci prend forme dès 1576 avec Jean Bodin suivi, de loin, par Alfred Sauvy au 19e siècle. Le célèbre ESSAI de Malthus remonte à 1983. Mise en rapport avec l’initiative révolutionnaire du combattant suprême, la vision rétrograde emblématisée par la bande à Ghannouchi, atteste l’avance de l’idéologie bourguibiste, progressiste, au look futuriste. Selon Souad Chater, « la population était favorable au contrôle des naissances » et, encore le 25 mai, elle me dit : « Amenez-moi une seule personne forcée d’adopter le planning ». Cela est inexact car la population, sous l’effet des vieilles catégories de pensée, n’était guère au diapason de la novation introduite par Bourguiba contre vents et marées. Ainsi, à chaque réunion hebdomadaire, durant trois ans, de 1974 à 1976, le gouverneur de Sousse, Mansour Skhiri, exige des chefs de cellules destouriennes de fournir une liste de dix nouvelles femmes soumises à une ligature des trompes. Ali Ben Rachid Essolâni, chef de la cellule de Sidi Khlifa, me dit, lors de mon enquête, en ce temps-là : « Si je ne présente que huit à une réunion avec le gouverneur, je deviens redevable de douze la fois d’après ».
Parmi les carottes et les batons mis en action fut la promesse d’introduire l’électricité, là où elle manquait, au cas où le prix du planning familial serait gagné par telle ou telle imada. Le nouveau chef de la cellule, en poste à Sidi Khlifa depuis 1970, relate sa prouesse en ces termes sans faiblesse : « Tout a démarré à partir de ma boutique. J’étais de toutes les caravanes et, sans cela, je ne sais si les gens auraient accepté. Au début, j’étais pris entre deux feux. D’une part, aucune femme n’y consentait malgré la sensibilisation et, de l’autre, le gouverneur insistait. Alors, j’ai commencé par moi-même et deux autres membres de la cellule. A la fin, j’avais réussi à obtenir deux cent femmes ».
Ainsi donc, le planning naissait au forceps. Dans ces conditions observées sur le terrain de la recherche concrète, pourquoi Souad affirmait l’acceptation spontanée ? La réponse va de soi. Les promoteurs d’une œuvre cèdent à la tentation d’innocenter les procédés mis en œuvre pour la réaliser. Péché mignon de l’idéalisation. Souad fut très proche du combattant. Elle me dit : « C’est un homme d’exception et il agite sa canne redoutable devant les contrevenants ».

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