Les images des longues queues et de la cohue qui ont accompagné la distribution des aides sociales au début de confinement ont été diffusées dans la presse et relayées massivement par les réseaux sociaux sont choquantes pour beaucoup d’entre nous. Choquantes car ces rassemblements ne respectaient aucune des règles de la distanciation sociale et ils allaient contribuer à la propagation du virus et de la pandémie qui avait commencé à faire des dégâts impressionnants dans d’autres pays, et particulièrement en Europe.
Ces images étaient aussi révoltantes, car elles exprimaient la détresse sociale et la grande marginalité sociale que connaît notre pays depuis l’essoufflement du contrat social de l’Etat indépendant et la disparition du bras protecteur de l’Etat. Plusieurs études économiques et sociales ont mis l’accent sur la montée des inégalités dans notre pays et l’aggravation de la marginalité depuis le début du siècle.
Par ailleurs, des recherches sur les printemps arabes ont souligné le rôle joué par les marginaux et les exclus des systèmes sociopolitiques dans les manifestations et la chute de l’autoritarisme.
D’une part, ces études sont restées théoriques et de l’autre, les exclus et la marge sociale sont restés invisibles et sont retournés dans leurs quartiers après les révolutions, amers et devant continuer de lutter pour se procurer les moyens de leur survie. Le retrait en silence de ces exclus de l’espace public, après avoir demandé pendant les mois des révoltes arabes l’emploi et la dignité, les a fait disparaître du paysage politique pour devenir un phénomène théorique et un cas d’étude.
Or la crise de la Covid-19 a poussé cette marge à défier la peur pour bénéficier des petites subventions mises en place par l’Etat pour survivre. La pandémie a poussé les exclus à sortir des études et des travaux théoriques pour s’imposer avec force dans la réalité du paysage politique et économique.
Les photos de ces milliers de Tunisiens, attendant pour bénéficier de cette faible subvention étaient choquantes pour tous et nous a mis devant une réalité que nous avons essayé d’oublier et d’exclure de notre univers. Elles nous ont ouvert les yeux devant des réalités économiques et sociales.
Ces images nous ont poussés à nous interroger sur la réalité de la marge sociale dans notre pays, et particulièrement sur l’impact de la pandémie de la Covid-19 sur leurs conditions et la fragilité de leur situation. Ces questionnements et la quête de réponses sont nécessaires non seulement pour comprendre ce phénomène et ses principales caractéristiques, mais également dans la définition des stratégies de sortie de crise et le projet de reconstruction du contrat social.
Nous avons trouvé des éléments de réponse dans l’étude réalisée par Maher Hanin dans le cadre des activités du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, intitulée « Sociologie des marges. Au temps du Coronavirus. Peurs, précarité et attentes » publiée en un temps record en français et en arabe.
L’importance de cette étude, en plus de son contenu et de la profondeur des analyses proposées, réside dans plusieurs éléments. Le premier est lié à la connaissance approfondie du chercheur, Maher Hanin, de la société de la marge et de sa proximité avec le Forum des exclus pour avoir participé depuis de longues années à l’organisation de leurs luttes et dans la défense de leurs intérêts.
L’importance de cette étude s’explique également par le fait qu’elle a été effectuée au moment du confinement et s’est basée sur les dernières techniques et méthodologies scientifiques, avec notamment des entretiens semi-structurés avec des personnes ou des groupes représentatifs de cette société de la marge et des exclus. Devant l’impossibilité de réaliser ces entretiens en présentiel, le chercheur les a effectués par le biais d’échanges à travers les nouveaux moyens de communication et les webinars devenus à la mode lors de cette pandémie.
Le second s’explique également par le rapport étroit que le chercheur et le Forum ont toujours établi entre la recherche et la réflexion d’un côté, et l’action politique et sociale de l’autre côté. A l’inverse des centres de recherche classiques et universitaires, la recherche dans le cadre du Forum a toujours fait de la réflexion et de la recherche le moyen pour établir les politiques dans ses domaines d’intervention dont l’immigration clandestine, les formes d’emploi fragile, les ouvrières dans l’agriculture et dans les usines d’exportation textile, les luttes autour de l’eau potable ainsi que la situation et les droits des immigrés subsahariens.
Pour revenir à l’étude, le point de départ concerne la problématique définie pour l’auteur qui « vise à orienter les regards sur un point aveugle et occulté par les approches générales de la crise et les propositions globales pour en sortir : la « société en marge » en ce temps pandémique, soit les lieux de la précarité sociale dans une Tunisie en cours de mutation. Comment cette « société » se représente-t-elle la crise et ses retombées ? Quelles sont les ressources dont elle dispose pour se prémunir et se protéger de la crise sur le double plan matériel et moral ? Quelles sont enfin ses aspirations pour l’avenir, sachant, que depuis la Révolution, elle campe dans l’attentisme entre impatience et résignation ? » (pp. 12-13).
Cette problématique s’est développée selon l’hypothèse qui suppose que les Tunisiens ne sont pas égaux face aux conséquences sanitaires, économiques et sociales de la pandémie. Ainsi, les attitudes face aux politiques de lutte contre la propagation du virus et le respect des mesures de distanciation se sont exprimées de manière différente selon les couches sociales.
Ainsi, deux sociétés se sont exprimées ouvertement au cours de ces mois de confinement : « les intégrés » qui ont réussi grâce à leur capital matériel et symbolique à résister à la pandémie et « les exclus » dont la pandémie a renforcé la fragilité et la précarité.
Les résultats de cette étude peuvent être subdivisés en deux parties importantes. La première concerne les effets matériels directs ou les conséquences sur le capital matériel, et la seconde porte sur les effets de la pandémie sur le capital symbolique pour reprendre la division de Pierre Bourdieu. Pour le capital physique, cette pandémie a eu des conséquences importantes sur la société de la marge.
En effet, la fin des emplois fragiles occupés par les gens de la marge du temps du confinement a été à l’origine d’une détérioration de leurs conditions de vie avec la fin du peu de ressources qui leur permettaient de survivre par le passé. L’intérêt de cette étude est qu’elle ne s’est pas limitée à la marge des Tunisiens, mais elle s’est également intéressée aux réfugiés africains dont le confinement a été à l’origine d’une plus grande misère sociale et d’une détresse sans précédent. Cette étude s’est également intéressée à l’emploi féminin et à la sortie des femmes du marché du travail renforçant la précarité et la misère.
Cette étude a aussi analysé en étudiant le capital physique, l’augmentation rapide des prix, particulièrement des produits agricoles, qui a eu des effets négatifs sur la société de la marge. Cette hausse des prix est le résultat des décisions contradictoires du gouvernement notamment sur la fermeture des marchés et la déstabilisation des circuits de distribution et le développement de contrebande. Cette hausse ne s’est pas limitée aux produits agricoles mais a également touché les produits de protection ce qui a poussé les couches populaires à ne pas respecter les normes de protection.
L’étude a aussi porté sur le capital symbolique et a mis en exergue plusieurs aspects qui démontrent les conséquences négatives de la pandémie. Le premier sentiment que l’enquête a révélé et qui a touché la société de la marge est la peur et la perte de confiance dans la vie sous la pandémie. La distanciation sociale et le confinement ont obligé des milliers de personnes à quitter leurs lieux de socialisation dans les quartiers et les cafés, et de se retrouver dans une grande solitude qui a renforcé leur fragilité et leur précarité.
La pandémie a été à l’origine d’une forte détérioration du capital matériel et symbolique de la société de la marge ce qui explique les difficultés des politiques publiques et des mesures de protection mises en place par l’Etat.
Cette étude a également mis l’accent sur les attentes de la société de la marge parmi lesquelles elle a relevé le renforcement des liens de solidarité et la lutte contre la corruption et la contrebande.
En dépit des conditions difficiles de sa réalisation, cette étude a produit d’importants résultats en mettant l’accent sur l’impact de la pandémie sur la société de la marge et sa plus grande fragilité et précarité.
Elle a mis l’accent sur la division de la société entre les « inclus » dans la dynamique économique et sociale qui ont su résister à la pandémie et à ses effets, et le monde « des exclus » dont la fragilité a été renforcée.
Cette division sociale et le renforcement des inégalités constituent le défi le plus important pour le projet de reconstruction du contrat social et la capacité du nouveau contrat de la seconde république à intégrer de manière pérenne les exclus et à leur donner une nouvelle espérance.