Le secteur de l’élevage constitue un poids lourd de l’agriculture et de l’économie tunisienne, non seulement par la valeur intrinsèque de la production et le niveau de l’emploi procuré, mais surtout par son rôle vital dans l’alimentation quotidienne de la population.
Le lait et la viande sont devenus des produits sensibles dans l’opinion publique, leur disponibilité et leur prix sur le marché risquent de provoquer des perturbations et des polémiques.
Or si la Tunisie est parvenue depuis plus de dix ans à assurer son autosuffisance en matière de lait et de viande, le secteur de l’élevage vit aujourd’hui une grave crise qui menace de voir s’effondrer un système qui a fait ses preuves d’efficacité et de rentabilité. En effet, l’homologation des prix par l’Administration à toutes les étapes de la chaîne de production et du traitement du lait, qui cherche à protéger le pouvoir d’achat du consommateur, fait problème suite à l’apparition de plusieurs nouveaux facteurs qui ont bouleversé les coûts de production et engendré des pertes aux acteurs du système. Cela a amené l’UTAP, qui représente les éleveurs et l’UTICA, représentée par la Chambre nationale des industriels du lait, à menacer de faire grève s’il n’y a pas de révision à la hausse des prix le 1er septembre 2014.
L’ODC de son côté s’oppose à cette révision préjudiciable aux consommateurs, suivie par le ministère du Commerce qui vient reporter la révision à 2015 lorsque le ministre aura quitté son poste.
Faute de négociations et de compromis, c’est donc l’impasse.
Ce bras de fer économique anticipe une rentrée sociale qui s’annonce très chaude avec en toile de fond une inflation galopante qui prend en otage le pouvoir d’achat du Tunisien moyen et encore plus les catégories sociales défavorisées.
Élevage hors-sol : le revers de la médaille
Notre pays n’est pas particulièrement doté par la nature pour ce qui est de l’élevage intensif à l’étable et notamment pour la production du lait. En effet les vaches laitières, surtout la race pie noire qui assure un bon rendement et s’adapte au climat méditerranéen de notre pays, est exigeante pour ce qui est de son alimentation : pas seulement les aliments concentrés, mais aussi des fourrages verts. Or les superficies irriguées sont limitées et plutôt consacrées à des cultures plus lucratives. C’est le cas des élevages de grande envergure qui disposent de vastes superficies cultivables et de gros moyens financiers avec des étables modernes, des équipements de traite automatique et des troupeaux qui comportent plusieurs dizaines de vaches laitières importées.
Cependant, si notre pays a atteint depuis plus de dix ans l’autosuffisance en lait c’est surtout grâce aux dizaines de milliers de petits éleveurs qui n’ont que 2 ou 3 vaches sans disposer de terre cultivable en fourrages.
La solution a consisté à nourrir les animaux à partir de l’herbe qui pousse un peu partout, fortement enrichie par les aliments concentrés.
Les paysans sans terre, mais aussi souvent ouvriers et petits fonctionnaires pouvaient dans le temps escompter un revenu équivalent au SMIG par tête de bétail, en livrant tous les jours leur lait au centre de collecte.
Le problème du renchérissement du prix des aliments concentrés s’est posé avec acuité à partir du moment où le prix du soja et du maïs importé pour fabriquer les aliments concentrés ont flambé sur le marché international, ce qui a augmenté de façon sensible le prix de revient du litre de lait alors que le prix de vente du lait n’a pas suivi la même courbe ascendante.
Là-dessus est venue se greffer la chute du dinar qui a alourdi encore plus les charges de l’éleveur, situation devenue insupportable pour un grand nombre d’entre eux qui menacent de vendre leur cheptel, puisqu’ils sont devenus incapables d’en assurer l’alimentation.
Éleveurs et industriels entre l’enclume et le marteau
Il faut dire que les éleveurs hors-sol, c’est-à-dire la majorité, sont à la merci du prix des aliments concentrés pour ce qui est du prix de revient du litre de lait, car le prix de cession du lait à l’usine est fixé par l’État donc fixe et rigide. Or l’augmentation du prix du concentré, régulièrement en fonction du marché mondial du soja et du maïs, a fini par grignoter leur marge bénéficiaire.
À cela est venue s’ajouter la dégradation de la valeur du dinar, ce qui se répercute sur chaque matière première importée. Depuis la dernière augmentation du prix du lait en 2012, l’éleveur a perdu 162 millimes par litre de lait à déduire sur sa marge bénéficiaire.
De leur côté les industriels du lait sont pénalisés de multiples façons. Ils subissent de plein fouet les augmentations salariales, celles du carburant, de l’électricité et de l’eau alors que le prix public de vente est resté inchangé.
En outre, la chute du dinar a engendré des pertes sur les importations de produits d’emballage : 70 millimes sur l’emballage en carton importé et 62 millimes sur chaque bouteille en plastique.
En somme, les centrales laitières sont accablées par une multitude de charges financières supplémentaires et nouvelles qui viennent grever leurs coûts de revient alors qu’elles sont contraintes de respecter des prix homologués par l’Administration et rigides. Entretemps, la productivité a beaucoup baissé. Sans pour autant perdre de l’argent, me semble-t-il, les centrales ne peuvent pas dégager des bénéfices suffisants pour rémunérer les actionnaires, investir, assurer la maintenance et se développer. Rappelons que les bénéfices sont à chercher dans les dérivés du lait. Une solution de compromis s’impose pour assurer la croissance du secteur.
Le maillon faible : les centres de collecte
C’est grâce à l’implantation d’un réseau de centres de collecte et de stockage du lait frais que le nombre de petits éleveurs a pu se multiplier et prospérer pour alimenter les centrales laitières. En effet, les petits éleveurs n’ont pas les moyens de transport nécessaires pour acheminer leur production quotidienne ni pour assurer le stockage réfrigéré indispensable à un produit périssable.
C’est pourquoi ce maillon a été créé pour servir d’instrument de livraison entre petits éleveurs et industriels du traitement du lait, souvent éloignés et situés à Soliman, Mornaghia, Boussalem, Sfax, Sidi Bou Ali et depuis peu à Sidi Bouzid. Cependant ces centres de collecte manquent souvent de moyens financiers et matériels pour renouveler leurs moyens de transport : camionnettes-citernes réfrigérées et de stockage : tanks à lait réfrigérés.
Ils ont également vocation de conseil, d’encadrement et de service vis-à-vis de leurs adhérents petits éleveurs : conseils vétérinaires pour assurer l’hygiène et la santé des animaux, fourniture d’aliments concentrés pour le bétail, paiement des avances sur fournitures en attendant les recettes des centrales laitières.
Malheureusement, ce rôle est souvent occulté et négligé faute de moyens, de niveau et de qualité de l’encadrement.
La densité des centres mérite d’être renforcée soit 240 centres pour tout le pays pour plus de proximité vis-à-vis des éleveurs, mais il y a un besoin réel de mise à niveau de ces centres pour leur permettre d’investir. Il faut dire que leur rémunération est insuffisante et mériterait d’être revalorisée : 10 millimes par litre.
Ils sont d’ailleurs mécontents et menacent de faire grève, car ils n’ont pas été associés aux négociations.
La surproduction entre lyophilisation et exportation
Nous sommes actuellement en période de haute lactation et les stocks de lait UHT, malgré le mois de Ramadan écoulé qui correspond à une période de forte consommation de lait et dérivés, restent à haut niveau. En effet, ils sont estimés à 40 millions de litres de lait, ce qui coûte cher en matière de financement à l’État sur le budget de la Caisse de compensation. Ces stocks étaient de l’ordre de 45 millions de litres à la veille du Ramadan.
Il y a donc lieu pour les industriels du lait de trouver des débouchés pour ne pas refuser la production quotidienne des petits éleveurs, livrée le plus souvent par les centres de collecte du lait, s’agissant d’une denrée périssable soumise aux fortes chaleurs de l’été, le problème reste épineux pour tous les maillons de la chaîne.
Deux solutions sont envisagées par la filière laitière. Il y a certes l’usine de lyophilisation du lait de Mornaghia : la transformation du lait frais en poudre, denrée nécessaire pour la fabrication des produits lactés, mais aussi technique pratiquée pour la conservation du lait à moyen terme, est tout à fait possible. Là aussi il y a une question de financement à assumer par l’État.
Il y a également l’exportation pour lequel l’État doit apporter son concours, car il y a des taxes de trop à acquitter.
Le marché traditionnel, à savoir la Libye, est victime d’une guerre civile qui a perturbé les circuits de commercialisation officiels et réduit les flux commerciaux.
Reste l’Algérie qui est un bon client en la matière, cependant les industriels du lait sont handicapés par la lourdeur des taxes à payer, ce qui réduit la compétitivité de leurs produits sur le marché algérien.
Le consommateur a-t-il le choix ?
Avec la réduction progressive de la compensation assurée par l’État, politique envisagée et entamée par le gouvernement provisoire pour tout ce qui est produit de consommation, il y a lieu de craindre que le prix du lait ne soit augmenté sous la forte pression exercée par les producteurs, qu’ils soient éleveurs ou industriels du lait.
“Pris en otage” par les uns et les autres, le consommateur n’a pas plusieurs choix. Il est condamné à acheter au prix du marché, cela ne fera que grever encore plus son pouvoir d’achat soumis à rude épreuve depuis 44 mois : une spirale infernale de flambée des prix de toutes les denrées de consommation.
Des alternatives se présentent au choix du consommateur. Acheter le lait tunisien au prix révisé tel que l’exigent producteurs et industriels, soit 1,180 dinar et avoir une disponibilité totale dans les circuits commerciaux légaux, loin de toute pénurie et spéculation qui sont devenus des phénomènes cycliques dans notre pays et pénible pour le consommateur ce qui permettra de sauvegarder une filière mise en place après des années d’efforts au niveau de l’organisation et moyennant des investissements énormes que ce soit au niveau de l’importation du cheptel de race ou de la promotion de centrales laitières ultramodernes.
En cas de rigidité de la part des services du ministère du Commerce, le risque de voir s’effondrer la filière existe réellement et nécessitera de procéder à des importations régulièrement, avec les dérapages possibles au niveau de la gestion des stocks, des perturbations probables dans les circuits de distribution, de la spéculation au niveau des prix, de toute façon avec la dévaluation persistante du dinar, les prix iront de 1,300 D vers 1,500 D et plus à l’avenir.
Entre les deux maux, il faudra choisir lequel est moins dur à supporter.
Ridha Lahmar