On avait cru qu’après le passage d’un gouvernement de transition à un autre élu démocratiquement pour les cinq prochaines années, la Tunisie retrouvera une certaine stabilité et l’activité allait retrouver son cours normal. On s’attendait à ce que le pays retrouve les chemins du développement et de la croissance pour entamer une nouvelle période sous le sceau de la deuxième République. La réalité fut toute autre, plus complexe et encore plus imprévisible avec des institutions de l’Etat affaiblies, des tiraillements sociaux, des surenchères politiques à n’en plus finir et, par-dessus tout, une activité économique bloquée plongeant le pays dans la pire crise jamais vécue dans son histoire.
Dès lors on est en droit de s’interroger sur l’opportunité d’un nouveau round de dialogue national pour sortir le pays de la crise dans laquelle il s’est embourbé et atténuer un tant soit peu la tension sociale qui ne cesse de s’aggraver?
Le gouvernement, qui a à peine six mois d’activité a-t-il raté la coche, perdant l’occasion de relancer l’économie en ne trouvant pas de solutions pour décrisper la situation sociale?
Certains experts répondront « incontestablement oui ». Ezzeddine Saidane, expliquera qu’au cours des quatre premiers mois de 2015, l’environnement était extrêmement favorable à une relance économique et sociale. Quatre facteurs, au moins, militaient dans ce sens et qui consolidaient ce trend à savoir : un gouvernement légitime et stable qui était en mesure de prendre toutes les décisions, quelles qu’elles soient, même celles douloureuses pour les Tunisiens, une baisse du prix du baril du pétrole qui a eu son impact sur la balance commerciale et notamment sur la compensation, L’Europe, notre partenaire stratégique, a montré des signes de relance ce qui ne pouvait qu’être positif sur notre économie. Le quatrième facteur, ce sont les résultats positifs réalisés par le secteur de l’agriculture. Un bond considérable de 600 millions de dinars. Le secteur a réalisé un excédent de 180 millions de dinars, ce qui représente des ressources supplémentaires pour le budget de l’Etat et pour la balance commerciale.
Malheureusement le gouvernement actuel n’a pas su profiter au mieux de cet environnement propice. Selon M. Saidane, les raisons étaient d’ordre politique. Tout d’abord, le régime parlementaire mixte n’est pas sans risque pour la Tunisie. Les élections ont donné la victoire à Nidaa Tounes, sans toutefois lui donner une majorité confortable au sein de l’ARP (Assemblée des Représentants du Peuple). Résultat : le parti vainqueur était contraint de composer avec d’autres partis pour la formation du gouvernement. Bien plus, ce dernier a entamé son action en jouant au pompier pour éteindre les foyers de tensions sans toutefois avoir une vision précise, des actions à mener d’urgence ou un programme économique et social clair. La nature même de sa composition l’a empêché d’adopter un quelconque programme. D’où une perte de temps considérable et précieuse, ayant eu pour conséquence l’aggravation de la situation de crise. Une crise qui avait commencé par un recrutement massif dans la fonction publique. Le coût de l’administration est passé de 6 milliards de dinars en 2010 à 11 milliards de dinars en 2015. A titre d’exemple, le ministère de l’agriculture est passé de 14.000 employés en 2010 à 31.000 en 2014 dont 28.000 directement liés au ministère et 3.000 dans ses ramifications.
La Tunisie pas loin du scénario grec
Plus grave encore, ces embauches n’ont touché que le bas de l’échelle des fonctionnaires, donc pas d’ingénieurs ni cadres. Comment un secteur appelé plus que jamais à s’intégrer dans la technologie et migrer vers les nouvelles technologies d’irrigation, de plantation et la création de nouvelles variétés, y parviendra-t-il sans compétences?
L’endettement public, quant à lui, s’est amplifié encore plus pour atteindre 54% du PIB en 2015 contre 38% en 2010. Ce qui pose problème, ce n’est pas tant le volume de l’endettement, mais le fait que les crédits contractés ne sont pas consacrés à l’investissement, donc à la création de richesse, mais sont utilisés plutôt pour couvrir les dépenses de l’Etat, notamment le paiement des salaires. Ce qui a fait dire à Habib Essid, lors de son audition par l’ARP, sur les résultats des 100 premiers jours de l’action du gouvernement, que « Si les finances publiques restaient en l’état, elles ne pourront pas supporter les augmentations des salaires ». Le chef du gouvernement semble pointer les négociations salariales en cours pour les années 2015 et 2016. Les conventions signées ont déjà coûté au gouvernement 550 millions de dinars. C’est pour ces raisons que le scénario de la Grèce à été évoqué. Ce n’est pas uniquement pour provoquer un choc, mais parce que la situation de la Tunisie est bel est bien proche de celle de la Grèce. Cette situation a poussé les plus pessimistes à affirmer que la Tunisie atteindrait cette année, dans le meilleur des cas, une croissance proche de 0% sinon négative.
Pour Ezzeddine Saidane, ce qui a enfoncé davantage le clou, c’est qu’il y a une divergence au niveau du diagnostic de la situation et des priorités que doit fixer le gouvernement actuel. A l’évidence, c’est pour cette raison que des voix se sont levées appelant à un dialogue national. Des partis représentés à l’ARP, le patronat, les syndicats, la société civile et le gouvernement sont tous d’accord aujourd’hui sur l’engagement d’un dialogue national. Bouali Mbarki, secrétaire général adjoint de l’UGTT avait-il vu juste quand il avait indiqué lors de la dernière réunion du dialogue national que celui-ci « aura toujours un rôle à jouer et interviendra, au besoin, pour aider le futur gouvernement (gouvernement Habib Essid) à surmonter les difficultés auxquelles il serait confronté » ?
Un dialogue national socio-économique
Le premier dialogue national qui a permis de sortir le pays d’une grave crise politique, trouvait sa raison d’être dans l’impasse dans laquelle se trouvait le pays. A l’époque, la Constitution n’avait pas encore été adoptée, aucun chef de l’exécutif n’a pu être désigné, les formations politiques s’opposant les uns aux autres en refusant toute personnalité présentée par une formation adverse. Aujourd’hui, la situation est différente, nous avons une Constitution, un gouvernement théoriquement stable pour les cinq ans à venir et qui est issu d’un processus électoral démocratique. Malgré cela, le besoin d’un nouveau dialogue national s’impose, voire même devient une urgence absolue. Le gouvernent ne parvient pas à s’imposer et à prendre les mesures nécessaires pour débloquer la situation ou améliorer le quotidien des Tunisiens.
Quelles mesures pourrait prendre un gouvernement de coalition, formé de quatre partis politiques ayant des visions différentes, même sur les priorités de la Tunisie ? Selon Ezzedine Saidane, à chaque fois qu’on parle de la situation économique, le diagnostic est totalement divergent entre les partis de la coalition, d’où une grande dissemblance dans les mesures à prendre. Le dialogue national serait, de ce fait un moyen pour faire un diagnostic réel de la situation et mieux faire face aux défis de l’étape actuelle. De la sorte, les solutions, bien qu’elles puissent être douloureuses, seront acceptées par toutes les parties prenantes.
A ce propos, Mohamed Ennaceur, Président de l’ARP a annoncé récemment à la presse « avoir évoqué avec le chef de l’Etat, Béji Caid Essebsi la nécessité d’inciter les dirigeants des partis, les composantes de la société civile à un dialogue constructif avec le gouvernement, en vue de mettre en place une stratégie qui soit objet de consensus national, et qui porte sur les réformes structurelles, et les choix politiques susceptibles de surmonter l’étape actuelle et de rétablir l’espoir dans les plus brefs délais ». Mohamed Ennaceur a, même, annoncé que « le Président de la République annoncera prochainement une initiative dans ce sens ». Cela veut-il dire que les partis représentés à l’ARP sont d’accord pour l’instauration de ce dialogue?
Front populaire : oui, mais
A priori oui. Houcine Jaziri, du bloc Enahdha à l’ARP a même insisté « sur la nécessité d’instaurer une feuille de route et d’établir un dialogue national socio-économique que les partis politiques se doivent de soutenir ». Il précise qu’il « était important que toutes les parties concernées par cette crise se réunissent autour d’une même table afin de discuter et trouver des solutions concrètes pour venir à bout de cette crise ».
Le front populaire serait également favorable à un dialogue national. Zied Lakhdher a précisé que « le front populaire participera à des conditions. Le front populaire veut être une partie intervenante et décisive dans ce dialogue. Sinon on serait obligé de se retirer comme c’était le cas lors du dernier dialogue. Nous avons participé avec plus de 30 experts mais quand nous avons su que notre présence était juste une couverture politique pour des décisions toutes prêtes, nous nous sommes retirés ».
Le parti « Al-Massar » a appelé de son côté, les organisations nationales, les partis politiques, les composantes de la société civile et les personnalités nationales indépendantes « à adhérer à son initiative en faveur de l’organisation d’un dialogue national social. Le gouvernement ne peut pas, à lui seul, venir à bout de la crise sociale qui étouffe le pays », affirme le Secrétaire général du parti, Samir Taieb.
Houcine Abassi, secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a affirmé également la nécessité de reprendre le dialogue national. L’UTICA, la LTDH et l’Ordre des avocats ont, eux aussi, exprimé le besoin d’un dialogue national. Tout le monde s’accorde à dire que tout milite en faveur de l’instauration d’un dialogue national, qui serait cette fois-ci socio-économique.
Zied Lakhdher pense que le quartet actuel n’est pas en mesure de trouver des solutions à la situation. Il serait judicieux que les parties intervenantes dans ce dialogue national soient les organisations nationales, le gouvernement et l’ARP. « Le dialogue national a sauvé le pays d’une crise politique ». fera-t-il de même pour la crise économique ?