Crise économique, sociale et politique : Qu’attend Kaïs Saïed ?

Hichem Mechichi est au pied du mur. Les sirènes d’une révolution sociale commencent à retentir. La classe politique est décrédibilisée. Seul le président Kaïs Saïed peut encore sauver la Tunisie. En est-il conscient ? En a-t-il le courage ? Le veut-il ?

 Un grand moment attend Hichem Mechichi le 18 décembre à l’ARP pour l’évaluation des cent jours de son gouvernement, alors que la crise est générale, que le déficit de l’autorité de l’Etat se confirme de jour en jour dans la vie quotidienne des citoyens et que l’explosion sociale menace de s’embraser. Les députés l’attendent de pied ferme, surtout ceux qui ne font pas partie de son « coussin politique » et qui ne supportent plus sa trop grande proximité avec Ennahdha et Qalb Tounes ni de le voir céder à leurs chantages politiques, alors qu’il était censé être un chef de gouvernement indépendant, plutôt en connivence avec le président Kaïs Saïed qui l’a choisi et nommé.
Un avant-goût a été donné par les tiraillements politiques et l’ambiance de suspicion qui ont prévalu au sein de la commission des finances, puis en séance plénière lors des débats sur la loi de Finances complémentaire pour 2020 et le PLF pour 2021. Ambiance à laquelle a contribué le gouvernement et en particulier le ministère des Finances qui, dans une première sinistrement historique, a laissé à la commission parlementaire des finances le soin de combler un trou de près de 3000 MD dans le projet de LFC après que la BCT eut refusé de faire fonctionner la planche à billets. En déposant également auprès de la même commission un projet de loi pour l’exercice 2021 qui ne définit pas les ressources financières nécessaires au respect des engagements vis-à-vis d’une dette globale de 20 milliards de dinars (dont 16,6 milliards de dette extérieure), ni les promesses faites aux Tunisiens pour répondre à leurs revendications de plus en plus insistantes. Revendications qui, en dix ans, se sont multipliées et diversifiées pour concerner aujourd’hui les besoins quotidiens d’une grande partie de la population en eau, en gaz, en électricité, en produits alimentaires de base, en infrastructures de base, en soins de santé de base… soit tout ce qui garantit les droits fondamentaux d’une vie digne.

Mechichi au pied du mur
L’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui l’Etat tunisien, surendetté, qui dépense plus qu’il ne produit, en panne d’investissement et de projets de développement et qui fait face à la montée de la vague sociale, n’est pas nouvelle. La crise dure depuis plusieurs années mais elle s’est amplifiée et aujourd’hui, Hichem Mechichi se trouve au pied du mur parce que son ministre des Finances n’arrive pas à équilibrer les deux projets de loi de Finances (complémentaire 2020 et 2021) et menace la durabilité de son gouvernement. L’actuel Chef du gouvernement a hérité cette situation et il semble ne pas avoir les moyens ni l’étoffe politique pour la contenir ou la juguler. Ce n’est en tout cas pas son coussin politique formé par Ennahdha, Qalb Tounes et Al Karama qui lui fournira les solutions idoines parce que ces mêmes partis sont soupçonnés de graves délits électoraux épinglés par la Cour des comptes et sont la cible d’au moins une partie de l’opposition qui tient Rached Ghannouchi et son parti, au pouvoir depuis dix ans, pour responsables de la dégradation générale du pays.
Mechichi est au pied du mur. Sa résolution de la crise d’El Kamour qui aurait dû être un succès – aucun gouvernement n’a réussi à le faire avant lui – a paradoxalement ouvert les portes de l’enfer devant lui. Certaines sources proches du pouvoir politique l’expliquent par le fait que des lobbys et des partis politiques tirent profit de cette situation de blocage de la production pétrolière et que Mechichi a été de bonne foi mais naïf en agissant contre eux. Même son coussin au Parlement ne l’a pas soutenu dans son action.
Que peut faire Hichem Mechichi ? De quelles marges de manœuvre dispose-t-il ?  Les bailleurs de fonds ont fermé leurs porte-monnaie parce que les gouvernements successifs n’ont pas tenu leurs promesses de réformes. La machine de production est en panne depuis 2011 et la notion de travail a perdu de sa valeur sociale et culturelle : l’ascenseur social est bloqué et la méritocratie dans les oubliettes. Le clientélisme, les passe-droits et la corruption, petite et grande, sont légion.  Ces questions sont sur toutes les bouches.
Pour une partie des acteurs politiques et des observateurs, la balle est dans le camp du président Kaïs Saïed, la seule personnalité politique qui jouit encore de la légitimité post-élection, ce qui n’est pas le cas de l’ARP dont beaucoup de Tunisiens souhaitent changer la composition actuelle. Mais Kaïs Saïed ne veut pas assumer la responsabilité de gérer l’échec des partis politiques. Il refuse d’avoir à gérer les dépenses publiques pendant trois mois par décrets présidentiels, en vertu de la Constitution, au cas où la LF 2021 ne serait pas adoptée par l’ARP.  Samedi dernier, il a exhorté le Chef du gouvernement et le président de l’ARP à s’entendre pour faire adopter les deux textes (2020 et 2021) dans les délais, soit  le 10 décembre. Il refuse aussi de superviser le dialogue national auquel tout le monde appelle aujourd’hui parce que l’heure est grave et personne n’est en mesure de trouver une issue à l’impasse. L’Ugtt a présenté une initiative au président, lui suggérant de superviser la mise en place d’un comité de sages, au nombre de 5, pour tracer la feuille de route qui sauverait la Tunisie de la faillite et les Tunisiens d’une guerre civile.  Une autre initiative est proposée par deux partis : Attayar et Echaâb, plus proches du président Saïed. Au final, il n’y aura qu’un seul dialogue national et les deux initiatives devront se fusionner. Mais quelle réussite attribuer à ce dialogue si une partie de la classe politique en est exclue ?

Un dialogue national impossible
Le président de la République et ses alliés,  l’Ugtt, Attayar et Echaâb, refusent de dialoguer avec une partie de la classe politique, « les corrompus», précise Kaïs Saïed. A défaut de les nommer, les supputations vont vers le dernier rapport de la Cour des comptes sur le double scrutin de 2019 qui est particulièrement accablant contre Ennahdha et Qalb Tounes. Les corrompus sont stigmatisés, mais ils gouvernent, grâce à une démocratie défigurée.
Autre exclu : le PDL, avec la différence que c’est Abir Moussi qui refuse de participer au dialogue, convaincue que « c’est une perte de temps, le contexte n’étant pas celui de 2012, l’heure est aux décisions urgentes pour apaiser la tension sociale et engranger les réformes qui s’imposent pour les court, moyen et long termes».
La réussite du dialogue peut-elle être garantie en l’absence d’une partie de la classe politique ? Pas si sûr, d’autant que se posera la question du devenir du gouvernement Mechichi, qui sera forcément réduit à un gouvernement de gestion des affaires courantes ou carrément remplacé. Le paysage politique tunisien est si instable – il ressemble à un sable mouvant –  qu’il ne permet pas de faire le moindre pronostic. Même l’Ugtt, qui a toujours joué un rôle régulateur et de contre-poids, a beaucoup perdu de son aura. La puissante organisation syndicale des travailleurs n’a pas été épargnée par les accusations de corruption et de népotisme ; on lui attribue également la responsabilité de la ruine des entreprises et le découragement des investisseurs locaux et étrangers, à cause du tsunami des grèves incessantes depuis une décennie. Le parti Attayar a aussi beaucoup perdu de son aura. Son passage par le gouvernement Fakhfakh, tombé pour conflits d’intérêt, et sa position floue à l’égard d’Ennahdha, tantôt alliée tantôt frontale, selon le rapport des forces au Parlement et à la Kasbah, ont entaché sa réputation de parti militant contre la dictature puis contre la corruption. Les rumeurs courent encore aujourd’hui sur un nouveau rapprochement entre Ennahdha et Attayar (certains de ses dirigeants viennent de l’ex-CPR), alors qu’il y a à peine quelques semaines, Mohamed Abbou, président démissionnaire d’Attayar, accusait le parti islamiste de blanchiment d’argent.

Il faut sauver l’Etat
Tous les regards sont désormais tournés vers Carthage. Le président Saïed reste la seule légitimité encore reconnue dans le pays, malgré son inertie face « aux corrompus et aux tentatives de déstabilisation de l’Etat de l’intérieur et de l’extérieur du pays » qu’il dénonce à chacune de ses interventions médiatiques.  Mais que peut-il faire ? La constitution de 2014 limite ses prérogatives et a, elle-même, instauré un système de gouvernance parlementaire qui a éparpillé les pouvoirs et l’autorité de l’Etat. Pour nombre d’observateurs, la Constitution n’est pas plus sacrée que la pérennité de l’Etat et de la patrie et exhorte le président à lancer une initiative pour amender la Loi fondamentale. D’autres le soupçonnent de laisser, sciemment, pourrir la situation pour qu’à terme, il puisse appliquer son projet politique (toujours flou) « Le peuple veut », assimilé à une démocratie locale où le pouvoir est transmis du local au central. Une révolution politique et idéologique non sans risques, alors que les signes de montée d’un nouveau régionalisme, prônant le cloisonnement des régions autour de leurs ressources naturelles propres, se font de plus en plus forts. Le danger est que l’Etat tunisien moderne construit depuis 1956 est menacé d’effondrement et il faut impérativement que  cet Etat (armée, police, administration) réagisse avant qu’il ne soit trop tard.
Mechichi attend-il le signal de Carthage pour prendre son courage à deux mains et jouer son va-tout en laissant de côté les calculs politiques et en cherchant en Tunisie, notamment chez les barons de l’économie parallèle et les évadés fiscaux,  les fonds nécessaires pour combler le déficit du budget de l’Etat ? Des experts économiques tunisiens, dont Ezzeddine Saïdane, sont optimistes et parlent de scénarios possibles et de pistes à prospecter : « Il y a de nombreuses solutions qu’on peut envisager, il faut seulement oser ». Mechichi a peut-être une dernière chance pour sauver son honneur et celui de son gouvernement qui passe pour être le plus faible des dix dernières années.

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