Crise politico-économico-sociale : Quand le non-sens donne du sens

Tout marche de travers. Aucune crise n’est résolue alors que les solutions, dit-on, existent. Le flou règne et l’omerta pèse sur de nombreux dossiers brûlants, connus de tous. Les Tunisiens inquiets ne comprennent pas grand-chose à ce qui se passe autour d’eux, pourtant, ils prennent leur mal en patience.

Les médias tournent à plein régime, sans rien dire de vrai, de sûr, de convaincant. Les dirigeants politiques, eux, ne communiquent pas ou peu, et les opposants ne se plaignent que de leur sort. Quand le non-sens donne du sens à la situation inédite actuelle bénie par une minorité de Tunisiens !
La Tunisie n’aurait pas eu besoin de s’endetter auprès du FMI, à des conditions insupportables, si le secteur du phosphate avait repris son niveau de production de 2010, si les grandes entreprises publiques déficitaires et sous perfusion financière avaient été restructurées, si l’évasion fiscale avait été endiguée et si l’économie parallèle avait été maîtrisée.  On n’aurait pas parlé de levée de la compensation ni constaté la paupérisation des Tunisiens et la disparition de la classe moyenne. Les experts économiques et les responsables politiques, quand ils ne sont pas aux commandes des départements ministériels, ont des solutions miracles, en apparence toutes prêtes et évidentes, à la crise économique et sociale dans laquelle s’enlise la Tunisie. Pourtant, ni les dirigeants politiques de la précédente décennie, ni le tout-puissant actuel président de la République, n’ont osé prendre le taureau par les cornes et changer le cours des choses. Kaïs Saïed, qui gouverne par décrets présidentiels, aurait pu « tout décider d’un trait de crayon », de l’avis de responsables politiques et d’observateurs. Pourtant, rien. Où est-ce que ça coince ? 

Economie : les maux chroniques
L’exploitation du phosphate, première richesse du pays jusqu’à la veille des événements de 2010-2011, reste une énigme pour les Tunisiens. Si la communauté nationale n’ignore pas que cette richesse naturelle est prise en otage par des sit-ins et des mouvements de protestation à répétition depuis plus de dix ans, elle ne comprend pas les raisons qui empêchent le président Kaïs Saïed, qui gouverne par décrets présidentiels, de prendre les décisions qui s’imposent pour libérer cette richesse nationale du blocage et rétablir cette activité industrielle à son niveau d’antan, quand la Tunisie était le cinquième exportateur mondial de ce minerai (le douzième actuellement). L’énigme est encore, à ce jour, entière ; une omerta scandaleuse pèse sur « ce crime » économique et social contre toute une nation et son peuple. Même Kaïs Saïed qui se dit en guerre contre la corruption, les spéculateurs et les monopoles, n’en a touché mot sauf pour annoncer, il y a peu, la création d’une société citoyenne de transport du phosphate. Une autre aberration quand on sait que le transport de ce minerai a toujours été effectué par voie ferroviaire, la plus rentable pour l’Etat, et que des « affairistes » de la région avaient profité, pendant des années, des mouvements sociaux qui ont secoué le bassin minier après 2011 pour s’implanter comme transporteurs exclusifs du phosphate par voie terrestre. Peut-on espérer un jour une plainte devant la justice pour défendre le phosphate tunisien ?
Gouvernement, organisations syndicales et classe politique s’accordent depuis plusieurs années sur la nécessité de restructurer les entreprises publiques en difficulté, croulant sous le poids des sureffectifs et surendettées, qui pèsent de plus en plus lourdement sur le budget de l’Etat. En tête de liste : Steg, Office des céréales, Stir, Tunisair, Sonède. Les divergences résident dans la stratégie à adopter pour réformer chacune des entreprises, au cas par cas, tout en préservant les droits sociaux des employés. Dans ce dossier, c’est l’Ugtt qui fait le guet et qui scrute le moindre fait et geste du gouvernement Bouden qui, de son côté, aurait inscrit ce point dans le plan de réformes présenté au FMI sans consulter la Centrale syndicale pour avis et suggestions, pourquoi pas ! Pour l’Ugtt, il y a des lignes rouges à ne pas dépasser, toutes les solutions sont envisageables et discutables sauf la privatisation. Et pourtant, hormis les secteurs stratégiques (énergies, eau…), qui doivent rester sous la tutelle de l’Etat, tous les autres secteurs, dont celui des transports, gagneraient en croissance et en efficacité avec l’introduction de partenaires étrangers dans leurs capitaux. 
« Dans une Tunisie au bord du gouffre, l’évasion fiscale se porte bien », titrait le site de Courrier International, le 20 novembre 2022, quand le gouvernement tunisien était en discussions avec le FMI pour l’obtention d’un crédit de 1,9 milliard de dollars. En novembre 2021, les pertes annuelles en recettes fiscales équivalaient à 1% du PIB, selon un rapport intitulé « Justice fiscale, état des lieux 2021 », publié conjointement par l’Alliance mondiale pour la justice fiscale, l’Internationale des services publics et le réseau Tax Justice Network. En 2020, c’est Oxfam qui soulignait dans un rapport « la tendance massive à la fraude et à l’évasion fiscale en Tunisie », que « seul un quart des entreprises soumises à l’IS ont effectivement versé leurs contributions en 2015… que les contribuables bénéficiant du régime forfaitaire contournent en masse leurs obligations fiscales… et que le manque important de contrôleurs fiscaux empêche d’endiguer la fraude ».  Malgré le tollé qu’a soulevé la loi de Finances 2023, la ministre des Finances, Sihem Nemsia, assure que cette LF fera face à l’évasion fiscale. Au cours d’une conférence de presse en décembre 2022 consacrée à la présentation de la LF 2023, la ministre énumère les nouvelles dispositions de lutte contre l’évasion fiscale dont la soumission des différents contrats d’achat, de vente ou de location de biens immobiliers, l’obligation de l’enregistrement, outre la levée du secret professionnel fiscal et le renforcement de la transparence des transactions. Résultat : la LF 2023 est mise au pilori, des professions libérales appellent purement et simplement à la désobéissance fiscale. 

Politique : circulez, y a rien à voir !
A l’heure où toute la Tunisie regarde du côté du FMI pour entrevoir le bout du tunnel qui permettrait de convoiter de nouveaux horizons de financements étrangers afin de faire face à l’inflation et à la crise économique et sociale aiguë, la crise politique jette le flou sur l’avenir proche de la Tunisie et sur ses relations avec les partenaires étrangers. Qui saurait dire exactement pourquoi le dossier de la Tunisie a été retardé indéfiniment par le FMI ? Qui saurait dire exactement ce que compte faire le gouvernement Bouden dans les dossiers de la compensation et des entreprises publiques ? Qui saurait dire exactement si l’élection de la chambre des régions et des districts aura bien lieu et si la Cour constitutionnelle verra le jour avant la prochaine élection présidentielle de 2024 ? Personne. C’est le flou total. La présidence de la République ne communique pas, le gouvernement Bouden non plus et les fronts d’opposition vocifèrent, gesticulent et ne débattent pas, même pas entre eux, les initiatives présumées de sortie de crise qu’ils concoctent chacun de son côté. C’est l’Ugtt qui a fait plus de bruit autour de la sienne qui est en cours de préparation avec l’Ordre des avocats et la Ligue des Droits de l’homme. Noureddine Taboubi a menacé Kaïs Saïed de faire bouger la rue et de mobiliser les travailleurs s’il ne la prenait pas en compte. « Quel impact ont encore les grèves sur une économie en panne ? », s’interrogeait à juste titre un expert en énergie.
Et l’on s’interroge également, à juste raison, sur les objectifs et l’intérêt d’un déplacement, maintenant, de deux ministres (Economie et Affaires sociales) et de deux présidents d’organisations nationales (Ugtt et Utica) à Oslo à l’invitation du ministère des Affaires étrangères norvégien. Aucune déclaration n’a été donnée, aucune information n’a été fournie par la délégation tunisienne, même pas par Noureddine Taboubi, pourtant très bavard ces derniers jours, ou Samir Majoul. Auraient-ils été invités à réfléchir sur une proposition de sortie de crise faite par les Norvégiens ou une autre partie étrangère ? Le mutisme observé par les responsables laisse la voie libre à toutes les hypothèses et supputations possibles et inimaginables.
Entre-temps, le deuxième tour des Législatives, boudées au premier tour, va bon train, comme si de rien n’était, dans la galaxie du 25 juillet 2021.  Tandis que des Tunisiens perdent patience. Un homme s’est immolé par le feu samedi 21 janvier 2023, une semaine après la célébration du douzième anniversaire de la révolution du 14 janvier 2011, sans faire réagir les passants ni les sentinelles des droits humains ni les fervents défenseurs de la démocratie menacée par Kaïs Saïed. 
Le désespéré a été secouru par des agents sécuritaires et transféré vers un hôpital où il est décédé le lendemain. Les Tunisiens semblent désormais vaccinés contre l’horreur, ils auront tout vu pendant la décennie 2011-2021 : le terrorisme jusque devant leurs portes, la corruption au sommet de l’Etat et la dérive d’une société censée avoir franchi les frontières de la modernité, de l’émancipation de la femme et de la séparation politique-religion. Ce pourquoi il faut craindre le jour où ils auront le sentiment d’avoir tout perdu.

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