Crise politique : Va-t-on vers la confrontation ?

La Tunisie vit une crise politique inédite. Un super président « en guerre » qui n’en fait qu’à sa tête, confronté à des partis politiques, des organisations nationales et des associations divisés, sauf pour lui tenir tête. 

L’entêtement des uns et des autres à aller jusqu’au bout de leurs objectifs, ou calculs, menace de provoquer un choc entre des va-t-en-guerre qui sèmera le chaos dont personne ne sortira vainqueur.
« Nous sommes en guerre contre la corruption et les traîtres ». « Nous ne resterons pas les bras croisés, nous nous préparons à une bataille à l’échelle nationale pour sauver le pays ». « Kaïs Saïed est devenu le danger imminent, il doit être écarté ». « Le peuple doit se soulever contre le pouvoir en place et stopper le processus du 25 juillet ». « La démocratie et les libertés sont en danger ». « Tous contre le décret 54 ». 
Des propos violents, menaçants, incandescents, déstabilisants, émaillant des discours politiques émanant de diverses sources importantes, de la plus haute autorité de l’Etat aux personnalités les plus influentes sur la scène politique et sociale, en passant par des activistes notoires et des leaders d’associations agissantes, dans un contexte de crises aiguës, économique et sociale. Ce sont également les slogans brandis ce 14 janvier 2023 par les manifestants de divers bords et par milliers – pour la première fois depuis le 25 juillet 2021- rassemblés à l’avenue emblématique Habib Bourguiba, ignorant les instructions du gouverneur de Tunis pour célébrer le douzième anniversaire de la révolution et défier ainsi Kaïs Saïed qui a, unilatéralement, décidé d’éclipser la date symbole du 14 janvier au profit du 17 décembre (2010). 
Ils étaient tous là, y compris un courant islamiste radical pourtant assimilé (à tort ou à raison) à l’entourage proche de Kaïs Saïed, en l’occurrence Hizb Ettahrir et sa sinistre bannière noire. Les partisans de Kaïs Saïed étaient aussi présents, mais en très faible nombre, sans doute pour observer et marquer leur présence dans le paysage politique.
Malgré les profondes divisions qui clivent et affaiblissent les partis politiques d’opposition et leur positionnement en rangs dispersés, la fronde contre Kaïs Saïed a pris du volume et de la voix.  Ce jour anniversaire en a été la première grande expression, celle d’une contestation de forces divergentes contre ce qu’elles considèrent à l’unisson comme « un danger commun » : l’unilatéralisme impétueux de Kaïs Saïed qui menace la cohésion sociale et risque de mener le pays vers l’inconnu. Les slogans du 14 janvier 2011 ont même fait leur retour sur l’avenue Habib Bourguiba : « Kaïs Saïed dégage », « Game over », en sont quelques-uns.
Le locataire du Palais de Carthage l’aura sans doute constaté ce 14 janvier 2023 et compris (espérons-le !) que malgré la symbolique, à raison, du 17 décembre, date anniversaire du déclenchement de la révolution en 2010 avec le geste désespéré de Mohamed Bouazizi en s’immolant par le feu à Sidi Bouzid, le 14 janvier reste pour une partie des Tunisiens une date phare dans l’histoire de leur pays. Et c’est sans doute la raison pour laquelle l’imposante manifestation s’est déroulée sans heurts, malgré le non-respect des interdictions du gouverneur de Tunis et les manifestes tentatives de casser le cordon sécuritaire bloquant l’accès vers le ministère de l’Intérieur. Les forces sécuritaires ont, en effet, fait preuve d’une grande vigilance et d’un sang froid louable face aux provocations et aux bousculades menées par certains manifestants qui semblaient être venus ce jour-là pour en découdre avec les forces de l’ordre.

Un avant et un après 14 janvier 2023 
Ce 14 janvier 2023 a été un tournant dans la vie politique après le décret 117 qui a octroyé tous les pouvoirs au seul président de la République. Les partis d’opposition sont, certes, en rangs dispersés, mais ils sont déterminés à entrer en confrontation avec Kaïs Saïed et à en découdre avec lui s’il ne change pas de « mode d’emploi ». Ils sont d’autant plus déterminés que les mécontents de Kaïs Saïed sont de plus en plus nombreux, dans toutes les sphères politiques, sociales et syndicales, y compris dans le camp des partisans de Saïed. Ce pourquoi les appels au peuple tunisien en ce 14 janvier de descendre dans la rue pour exprimer leur colère contre Kaïs Saïed et son gouvernement ont été insistants.
Les tensions qui montent depuis plusieurs mois à cause des pénuries, de la flambée des prix, se sont exacerbées après le premier tour du scrutin législatif (17 décembre 2022), qui a démontré un désintérêt quasi général pour la chose politique et notamment à l’élection des futurs députés et à l’installation du nouveau parlement en vertu de la Constitution de 2022 et de la loi électorale conçue et imposée par Kaïs Saïed. La désertion des urnes par les électeurs (9 sur dix électeurs) a été l’aubaine souhaitée par les adversaires de Kaïs Saïed qui ont milité pour le boycott de ces élections et a réveillé leurs espoirs, en particulier ceux des partis sinistrés du 25 juillet 2021, de retrouver le chemin du pouvoir et « se débarrasser du putschiste ». Mais les « Dégage » et les « Game over » brandis contre Kaïs Saïed ne seront pour ce 14 janvier, malgré les échauffourées nocturnes avec les forces de l’ordre dans quelques villes et quartiers, notamment à Kasserine, Tunis, le Kef, Bizerte, dès la nuit du 13 janvier, comme douze ans auparavant, que des avertissements. Selon certaines sources, elles auraient été provoquées. Dans tous les cas, ce n’était pas une colère sociale, ni un soulèvement populaire spontané. Mais l’avertissement est là. Une partie de la rue est à fleur de peau.
Du côté de l’Ugtt, également, l’impatience est à son paroxysme et les voix montent. « Nous ne resterons pas les bras croisés », vocifère Noureddine Taboubi ce 14 janvier 2023 devant un parterre de syndicalistes réunis par le Conseil du bureau régional de Tunis. L’Ugtt n’était pas à l’avenue Habib Bourguiba pour célébrer le 12e anniversaire de la révolution. Pour la Centrale syndicale, le combat est sur le terrain social et Noureddine Taboubi appellera les syndicalistes à se mobiliser pour mener « une bataille nationale pour sauver le pays ». Une bataille syndicaliste de contestations, de grèves, de sit-ins et peut-être même d’une grève générale à l’échelle du pays. 
Pour la Centrale ouvrière, le problème de la Tunisie est profondément économique et social, et le pouvoir politique a le devoir de trouver les solutions à la situation intolérable dans laquelle vit la majorité des Tunisiens. L’impatience de l’Ugtt s’explique par sa promptitude à participer à l’élaboration de feuilles de route pour sortir de la crise. Elle en a proposé mais elles ont été ignorées. Cette fois, c’est avec l’Ordre des avocats, la Ligue des Droits de l’Homme et le FTDES que Taboubi et ses lieutenants se sont penchés sur une nouvelle initiative de sortie de crise. Le secrétaire général de l’Ugtt compte bien la proposer au président de la République en vue d’une collaboration fructueuse. Dans le cas où Kaïs Saïed ferait la sourde oreille, comme d’habitude, les dirigeants syndicalistes ont promis qu’ils ne resteront pas les bras croisés.

Le choc des va-t-en guerre
La Centrale ouvrière soutient le 25 juillet mais pas le processus enclenché par Kaïs Saïed et l’entêtement de celui-ci à n’en faire qu’à sa tête et à ignorer toutes les forces vives de la nation qui ne demandent qu’à participer au sauvetage du pays de la faillite et de l’explosion sociale. L’Ugtt veut mettre sur la table sa vision sur l’accord avec le FMI, sur la compensation, sur la restructuration des entreprises publiques, sur la loi de Finances 2023, etc. Mais pas seulement. L’Ugtt veut composer avec le président, dialoguer, trouver ensemble une issue de sortie à la crise politique sans s’inscrire dans la ligne radicale du Front du salut, c’est-à-dire le mouvement Ennahdha, et du PDL qui n’exigent pas moins que la chute de Kaïs Saïed et des élections présidentielles anticipées. Mais face à un mur qui s’appelle Kaïs Saïed, Taboubi a appelé ses lieutenants à se tenir prêts pour une mobilisation générale, un bras de fer dans tous les secteurs économiques. Un plan B « qui sera sans doute contesté par le pouvoir exécutif », dit-il à la réunion du bureau régional de Tunis, mais « qui ne fera que renforcer l’attachement de la Centrale syndicale à son objectif de sauver le pays », ajoute-t-il. C’est donc par l’action concrète sur le terrain et non par les slogans que Taboubi compte, cette fois, se faire entendre par Kaïs Saïed.  Tous les scénarios sont dès lors envisageables, notamment la confrontation Taboubi-Saïed qui ne manquera pas d’embraser la scène publique et au moins une partie de la rue. Car l’autre partie ne semble plus concernée par ce qui se passe dans les arènes de la politique. Ils n’étaient pas présents à l’Avenue ce 14 janvier 2023 et n’ont pas répondu à l’appel des partis politiques qui œuvrent pour la destitution de Kaïs Saïed. Ils n’étaient pas dans les bureaux de vote le 17 décembre dernier. Ils n’entendent plus personne parce qu’ils ne se sont pas eux-mêmes entendus. 
La Tunisie vit une crise politique inédite. Un super président « en guerre » qui n’en fait qu’à sa tête, confronté à des partis politiques, des organisations nationales et des associations divisés, sauf pour lui tenir tête. L’entêtement des uns et des autres à aller jusqu’au bout de leurs objectifs, ou calculs, menace de provoquer un choc entre des va-t-en-guerre qui sèmera le chaos dont personne ne sortira vainqueur.
Après ce 14 janvier 2023, peut-on envisager qu’une rencontre entre Kaïs Saïed et les défenseurs du coup de force du 25 Juillet 2021, au moins, sera possible dans les prochains jours ? L’espoir est permis, car Kaïs Saïed, solitaire et tout puissant, ne peut plus, depuis quelque temps, déambuler dans les rues de Tunis sans une escorte sécuritaire impressionnante. C’est peut-être en écho à la fronde qui prend de l’ampleur. 

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