Croyances et métaphores animalières: Hirondelle, pigeon et tourterelle

Canarder un lièvre surpris endormi au pied de l’olivier emplit le chasseur d’une joie inouïe et lui inspire l’envie d’un succulent rôti. Mais si au retour, il écrase le chat impossible à éviter un haut-le-corps, chargé de culpabilité, l’envahit.

Pourtant, lièvre et chat se ressemblent tant. La différenciation des sentiments loge au cœur de la représentation. Pour un être de langage, l’arbitraire sépare les animaux et la manière de les incarcérer dans la cage des mots. Par ce procédé parolier, la donation d’une signification ou d’un autre colmate le vide creusé par l’absence de sens antérieur à l’existence. Le Syrien ne pointe jamais son fusil vers la tourterelle car nommée, là-bas, « stitia » la bête représente « la campagne du prophète » (sahebt errasoul ». Lors d’un long séjour en Syrie, je l’ai appris à mes dépens avec ma gibecière pleine d’une quirielle de tourterelles tirées à bout portant. Confus j’ai dû expliquer la différence des spécificités. Le Tunisien fusille la tourterelle et vénère l’hirondelle. Dans ces conditions, l’oiseau intériorise l’effet des pratiques sociales sur son devenir paisible ou terrible. Dans les campagnes syriennes, l’approche d’un guerrier ou d’un poète ne dérange guère la campagne du prophète. Elle n’a rien à craindre et laisse l’inoffensif passer à deux pas de l’endroit où, perchée sur la branche, elle pense à je ne sais quoi. Mais de Bizerte à Tataouine, l’apparition lointaine de l’inamicale silhouette humaine provoque la soudaine frayeur de la tourterelle aussitôt échappée à tire-d’ailes.

Ces prises de position adoptées envers l’animal relèvent du constat le plus banal. Au pays de Ghandi, l’hindouiste sacralise le bovin et l’univers mohamétan inscrit la consommation du sanglier parmi les interdits. Mais une prohibition observée depuis mon plus jeune âge taraude, sans interruption, ma cogitation. Certaines familles citadines excluent à la fois la dégustation et l’élevage du pigeon aux abords de l’habitation.

Jalal et Hédi Jehane, mes cousins germains ne viennent pas, chez moi, partager le repas le jour où il s’agit de manger du pigeon pourtant, à mon goût, succulent.

Selon le clan des Jehane, ces résidents à la Marsa, l’oiseau de mauvais augure attire le malheur sur le mangeur et l’éleveur. Le tort peut aller jusqu’à la mort. D’où la « crainte et tremblement » expression chère à Soren Kierkegaard.

 

Pour ou contre les cuisses de grenouille

Aujourd’hui, je re-parcours à rebours la généalogie de mes souvenirs pour essayer de percer le secret du pigeon damné. Au moment où le mâle courtise la femme et investit le nid bientôt prêt à recevoir la ponte, il gonfle son gozier en forme de boule, balaye le sol avec sa queue étalée tel un évantail et roucoule. A tonalité sombre, lugubre ces « ough », « ough », « ough » pourraient suggérer des lamentations plaintives et de là proviendrait la disqualification du pigeon évocateur du malheur.

Mais pourquoi des citadins et non les ruraux, face au rejet du pigeon apprivoisé ou non ? A la campagne, la distance et l’étendue estomperaient le bruitage du volatile apprivoisé ou sauvage. Outre la rubrique de l’oiseau associé à la thématique de la mort, le règne animal donne lieu à une pléthore de métaphores. « Les Français sont des veaux » selon le général, une équipe de football a pour nom « les aigles » et le dernier de la classe arbore les allures de l’âne. A l’école primaire dite « la petite Sadiki » l’un de mes instituteurs accrochait le dessin d’un âne au dos du classé dernier. L’élève Th, ainsi humilié, quitte sa place et court, vers la sortie, entre les bancs où les camarades riaient à gorge déployée. Le vide infiltré entre la bête et la manière de la dévaloriser lève le voile sur l’arbitraire découvert par les premiers linguistes entre « les mots et les choses ». En effet, l’âne, stigmatisé, compte, pourtant, une foule de qualités au premier rang desquelles figurent l’endurance et la sobriété. L’expression « tête de mule » émarge au registre de la même stupidité « humaine, trop humaine » heureuse formulation nietzschéenne.

Inoffensive, la couleuvre terrifie même à l’heure où elle fuit. Le paniqué ne la voit pas serpenter, il perçoit la bête à travers le préjugé imprimé dans sa tête. A sa façon, André Gide rejoint cette problématisation avec ce genre d’énonciation : « que l’importance soit dans ton regard et non dans la chose regardée ». Citons une autre illustration. Wener Ruf, un sociologue allemand vint à Tunis, pour ses recherches et nous nous sommes liés d’amitié. Il m’invita au colloque tenu en Allemagne. A son domicile, sa femme nous servit des cuisses de grenouille.

Mon épouse faillit vomir à la simple vue de ce met digne, pour moi, d’un repas de gala ou de roi. Elle mit à profit le moment où nos deux amis repartent chercher le second plat pour verser dans mon assiette l’horreur où j’ai trouvé mon bonheur. Abdomen de sauterelle bourré d’œufs, cuisses de grenouilles ou pattes charnues de hérisson, rien de tout cela ne rebute mon appétit sans cesse aux aguets face à d’éventuelles nouveautés.

On est sociologue ou on ne l’est pas. Parmi la panoplie de séquences choisies au fil de cette chronique animalière, l’une d’entre elles m’avait intrigué.

Hédi, mon cousin germain et copain de jeu quasi quotidien me demanda si, dans mon for intérieur, je ne ridiculisai pas son rejet du pigeon à l’instant même où il bénissait le poulet.

Aujourd’hui, muni de ma boite à outils, je lui aurais dit ceci : par définition de son métier, un sociologue ne juge pas, n’opine pas, il recueille les prises de position énoncées par les agents sociaux et les met en relation avec les positions sociales, d’où ces locuteurs parlent.

A leur tour, ces matériaux élémentaires procurent de quoi bâtir les fondations de l’interprétation et de l’explication. Voilà donc l’ultime raison des attitudes adoptées envers certaines émissions sonores pareilles à l’infaillible réveil matin activé, par les pigeons, dès l’aurore.

Khalil Zamiti

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