Cynisme politique : Quatre scènes et… quatre tonalités différentes !

La crise économique, sociale, sécuritaire, sanitaire et politique dans notre pays se déroule désormais sur quatre scènes : la rue, Carthage, le Bardo et la Kasbah. Et sur quatre tonalités différentes, la colère, le flou, la démagogie et le cynisme, dont tout l’enjeu des prochaines semaines est de savoir si elles pourront s’accorder et comment, avec le fameux chœur «on lâche rien» qui masque très mal leur incapacité à trouver d’autres prolongements à leurs manœuvres que la répétition de leurs mensonges quotidiens. Sur fond de relations personnelles dégradées entre les trois présidents, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais la rencontre entre Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi qui a eu lieu au palais de Carthage le jeudi 24 juin 2021, à l’occasion de la célébration du soixante-cinquième anniversaire de la création de l’Armée nationale, a fait bien plus qu’une goutte d’eau. Une ligne rouge politique a bien été franchie. Cette ligne rouge, c’est celle d’écarter la médiation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). L’ironie est cinglante. Et l’image se veut accablante : on attendait Noureddine Taboubi le Secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail, c’est Rached Ghannouchi, le président de l’Assemblée des représentants du peuple qui est arrivé ! L’ «entente nationale» est une idée défunte. Un tel constat n’a pu être compris des élites, prisonnières d’un angélisme qui confine à l’aveuglement, alors que cette «entente», déliquescente aujourd’hui, portait en elle dès sa naissance en 2014, les germes de son échec. L’envie de l’entente y est interprétée par Rached Ghannouchi et son parti islamiste «Ennahdha» comme un palliatif à l’effondrement de l’islam politique. Elle ne se concrétisa que par l’alliance «protectionniste» de deux tendances vaguement opposées, l’islamisme et le populisme, mais étroitement réunies dans une même approche téléologique de la politique politicienne. Opposants balayés, indépendants assommés, alliés largement surclassés, syndicats écartés : les différents courants politiques et sociaux étaient sortis amochés. Il est clair que tous ont été peu ou prou pris à contre-pied par Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi. Que l’on sache, en effet, et quels que soient les arguments spécieux qui voudraient justifier le contraire, cette rencontre est bien un fiasco. Ce n’est pas à proprement parler une surprise, mais on aurait pu espérer que, dans un éclair de lucidité, de courage politique, voire de respect pour la Centrale syndicale, le président explique pourquoi il a opté pour ce choix périlleux. Mais au-delà du simple cynisme politique, son comportement confirme sa fuite en avant populiste. Focalisé sur sa survie face à la déception de tous ceux qui ont voté pour lui, Kaïs Saïed a tenté de donner le coup d’envoi à une polarisation politique. Il a voulu imposer l’idée d’un affrontement entre «nous», les islamistes et les populistes, les soi-disant «révolutionnaires», et «eux», tous ceux qui ne partagent pas ses idées. Tel est le vrai enjeu de cette rencontre. Le flou, voulu par Kaïs Saïed et Rached Ghannouchi, pousse certains à se rassurer à bon compte. Il ne s’agirait que d’un accès de démagogie classique et sans conséquence ! Mais les dirigeants de la Centrale syndicale ne sont pas de cet avis et ils ont mis en garde le président de la République contre la tentation, «l’erreur» de penser qu›il est encore possible de décider seul des conclusions à tirer de sa rencontre avec Rached Ghannouchi. La réponse appartient à Kaïs Saïed. Mais il lui sera difficile d’ignorer cette interpellation.
Sagesse antique, coranique même, nous rappelle Ibn Khaldoun : il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose. Un temps pour manœuvrer, et un temps pour composer ou tenir le cap sur cette mer hachée, imprévisible, tumultueuse, ce à quoi ressemble désormais le pouvoir. Kaïs Saïed a peut-être du talent, mais on ne peut encore certifier qu’il ait des qualités d’homme d’État, selon cette citation d’Ibn Khaldoun, autrement dit qu’il sache que l’Histoire est tragique, et qu’il puisse, dans certaines circonstances, se cabrer sur ses convictions.

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