Danger imminent

Il est clair que les récentes arrestations d’hommes politiques, de syndicalistes, d’activistes, d’hommes d’affaires et de journalistes ont réveillé de vieux démons et fait craindre une dérive autoritaire du pouvoir en place, malgré les graves accusations qui pèsent sur les suspects en relation avec un présumé complot contre la sûreté de l’Etat. 
L’onde de choc n’a pas ébranlé que la classe politique, elle a également secoué l’édifice de la Centrale syndicale où elle a fait l’effet d’un coup de pied dans la fourmilière. Seize syndicalistes ont été arrêtés pour motif de corruption, de falsifications, de destruction de biens publics… Pour Noureddine Taboubi, c’en est trop, l’Ugtt est une ligne rouge et quand la Centrale syndicale propose, avec trois autres partenaires, un scénario politique, économique et social de sortie de crise pour la Tunisie, Kaïs Saïed ne peut pas se permettre de l’ignorer. 
A la surprise générale, Taboubi est sorti samedi dernier, 4 mars, clamer sur la place emblématique Mohamed Ali, sa solidarité avec « les militants politiques » sous mandat de dépôt à la prison d’El Mornaguia et son changement de position vis-à-vis de Kaïs Saïed, une position médiane depuis le 25 juillet 2021, à distance de tous les partis politiques et à l’extrême opposé du mouvement islamiste, dont il soutient désormais les dirigeants détenus.
Une volte-face que la veuve du martyr Haj Brahmi a ressentie comme une trahison à la mémoire des victimes du terrorisme de l’islam politique, tout comme la veuve de l’autre martyr de la nation, Chokri Belaïd, trahi par son ancien compagnon de route Hamma Hammami qui n’hésite pas à ménager Rached Ghannouchi, coupable politiquement et éthiquement aux yeux de tous les Tunisiens des assassinats politiques et des attentats terroristes pour lesquels il est entendu par la justice depuis plusieurs semaines, pour mieux lutter contre Kaïs Saïed, « le putschiste ». 
Pour Taboubi et Hammami, l’un symbolisant la sagesse et l’autre le militantisme, Ennahdha n’est plus le danger imminent pour la Tunisie, c’est aujourd’hui Kaïs Saïed. Pour eux, les ennemis et les amis changent au gré des calculs politiques. 
Quelle que soit la raison pour laquelle Kaïs Saïed a donné le coup d’envoi à la reddition des comptes (Al Mouhasaba), il a franchi le Rubicon en confrontant ses adversaires politiques avec la justice, le cauchemar des islamistes notamment.  Il a réussi à grossir le front des opposants et à rapprocher les uns des autres, les plus antagonistes d’entre eux, en ouvrant plus d’un front dans sa guerre contre le complot, le terrorisme et la corruption. Si l’Ugtt va se ranger du côté du Front du salut national mené par Ennahdha, il en résultera une reconfiguration des forces politiques, l’opposition prendra plus de poids et les anti-putschistes du Front du salut seront le véritable contrepoids du prochain Parlement. 
La reddition des comptes vient de commencer, la justice n’a pas encore dit son dernier mot dans toutes les affaires qui sont en cours d’instruction, personne n’est en mesure de prédire qui va être condamné ou acquitté, ni combien de temps vont durer les instructions, sachant que la mise en examen peut aller jusqu’à 14 mois, mais Kaïs Saïed a déjà perdu la bataille de la com. Même quand il prend des décisions importantes, quand il effectue des visites ciblées nécessaires, quand il rectifie le tir, il est incapable de faire passer un message clair, de tenir un discours cohérent et apaisé, de se faire comprendre. Il en résulte de l’incompréhension et des critiques, comme ce fut le cas de ses propos au sujet des migrants africains et de la théorie du grand remplacement. C’est toute la Tunisie qui en a payé les frais et son image ternie à l’échelle de l’Afrique et du monde entier à travers une large campagne médiatique qui avait pour but de coller à la Tunisie l’étiquette de pays raciste et xénophobe. Ce qui fut fait et en conséquence de quoi des migrants africains ont dû être rapatriés vers leurs pays respectifs, l’Union africaine a fustigé les autorités tunisiennes, des marchandises tunisiennes ont été boycottées dans des pays africains, et in fine, le bouquet, la Banque mondiale décide la suspension de son cadre de partenariat avec la Tunisie jusqu’à nouvel ordre, tout en soulignant que « le dialogue et l’engagement avec les autorités tunisiennes sont maintenus ». Férid Belhaj, vice-président de la BM pour la région MENA l’a confirmé en précisant que cette suspension temporaire ne concerne que les négociations sur la stratégie de coopération entre les deux parties. Belhaj a déclaré que l’agence Reuters a été invitée à rectifier son information dans ce sens.  
En tenant des propos inacceptables sur les migrants, Kaïs Saïed croyait sûrement agir dans son droit et son devoir en tant que président de la République de protéger les Tunisiens et la Tunisie contre un fléau qui frappe les pays du monde entier. Comment ces derniers s’en protègent-ils ? Combien d’actions anti-migrants ont été menées dans différents pays du monde ? Il y en a qui les laissent crever de faim et de froid au pied de frontières barbelées, il y en a une où plus d’une vingtaine de migrants africains sont tombés sous les balles de la police, ayant été liquidés pour être empêchés de traverser la frontière. On n’avait pas vu une réaction aussi forte et aussi large dans les médias internationaux ni dans des instances aussi importantes que la Banque mondiale. 
La Tunisie aurait-elle plus de poids à l’échelle mondiale que les autres pays, ou est-ce le contraire pour mériter un tel traitement ?   
Kaïs Saïed a commis une grave erreur, mais il n’a certainement pas anticipé, par inexpérience politique, l’ampleur de ses propos ni leur gravité pour la Tunisie. Aujourd’hui, c’est chose faite, mais trop tard. Pour laver l’honneur de la Tunisie et rétablir la confiance des partenaires internationaux, il faudra beaucoup plus que des mesures pour faciliter l’obtention du titre de séjour et renforcer la protection des migrants. Il faudra peut-être faire des concessions en matière de politique intérieure et de reddition des comptes et sacrifier un bout de souveraineté nationale. 
Il s’agit aussi d’entamer au plus vite une offensive diplomatique dans les capitales africaines pour les rassurer et dans les principales capitales européennes et américaines pour les convaincre de la bonne foi des Tunisiens, autorités et peuple. Au niveau local, pour éviter de nouveaux pavés dans la mare, il est vivement conseillé à la plus haute autorité de l’Etat d’améliorer sa communication politique et de faire preuve de plus de self control. Il y a urgence. Car le pays bouillonne et l’explosion est imminente. Les Tunisiens aussi ont besoin d’être rassurés avec un discours franc, apaisé et rassembleur. 

Related posts

Bourguiba  : la source d’une haine

Quelle chance pour un pacte interpartisan ?

La discorde