Dans la nouvelle Constitution égyptienne: L’Armée, un État dans l’État

 

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

 

Les jeux, semble-t-il, sont faits. La commission des 50 a rendu sa copie, le président par intérim a convoqué les électeurs : l’Égypte aura une nouvelle constitution. Encore une. Patrick Kingsley, le nouveau correspondant de The Guardian au Caire, plante le décor :

Sur la place Tahrir, une énorme affiche rouge appelle les Égyptiens à voter lors du prochain référendum sur la nouvelle constitution. À côté du panneau se trouve une publicité légèrement plus petite pour un cordonnier. Son nom ? Déjà Vu.

Malencontreuse juxtaposition. L’année dernière à cette époque, les Égyptiens se préparaient à voter dans un autre référendum pour une autre constitution, toute aussi controversée. Elle avait été rédigée sous la férule des Frères musulmans de Mohamed Morsi – écarté du pouvoir par l’armée en juillet dernier, après plusieurs jours de manifestations de masse.

Et que contient la nouvelle charte ? Sans complaisance, Maged Mandour la dissèque pour le site collaboratif OpenDemocracy :

Le projet de Constitution en dit long sur les rapports de force qui règnent actuellement au sein du régime égyptien.

Le premier article qui mérite notre attention est l’article 171, qui stipule que le ministre de la Défense doit être choisi dans les rangs de l’armée. En apparence, cet article semble inoffensif, mais, en fait, il signifie que l’armée s’est protégée de tout contrôle civil possible en plaçant un des siens aux commandes. Autrement dit, il lui permet de rester un centre de pouvoir indépendant placé au cœur de l’État et dont l’activité demeure un mystère pour l’opinion publique. Quand on le rapproche de l’article 121, qui stipule que la majorité parlementaire peut former un gouvernement mais que le président a le droit de nommer les ministres de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice, on voit qu’il y a une tentative de limiter autant que possible tout contrôle civil sur le système de sécurité en général et sur l’armée en particulier. Le Parlement n’a aucun pouvoir sur le ministère de la Défense. 

L’article le plus tangible, qui fait l’objet d’une importante polémique, est l’article 174, qui autorise les tribunaux militaires à juger des civils. Ses partisans assurent que son champ d’application a été sérieusement limité par rapport aux versions antérieures et qu’il ne concernera que les affaires de « terrorisme ». Mais cet argument ne résiste pas à l’analyse. Le danger de cet article est qu’il autorise les tribunaux militaires à juger les infractions contre les biens publics de l’armée. Sachant que les militaires ont un vaste empire économique, estimé par certains experts à 40 % de l’économie nationale, cet article représente un grand danger pour la classe ouvrière égyptienne. En effet, si les ouvriers d’entreprises contrôlées par l’armée se mettent en grève, commettent des actes de désobéissance civile ou occupent des usines, ils pourront être facilement accusés d’atteinte à la propriété de l’armée et envoyés devant des tribunaux militaires, présidés par des officiers. 

Dans la pratique, cela signifie que le plus gros capitaliste du pays a le pouvoir d’envoyer ses employés en prison sans que ces derniers aient le droit de faire appel. Inutile de dire que le vaste empire économique de l’armée n’est pas mentionné dans le projet de Constitution et qu’il n’est soumis, ni à un contrôle civil, ni à l’impôt. L’empire économique militaire reste intact et protégé. 

[…]

Les questions liées à la sécurité nationale et à la politique étrangère sont du ressort du président et ne sont pas soumises au contrôle parlementaire, ou presque pas. L’armée semble parfaitement consciente qu’avec la perte de popularité et de pouvoir de ses anciens alliés, les Frères musulmans et la classe capitaliste représentée par le Parti national démocratique [le parti de l’ancien régime de Moubarak], il sera plus difficile de remplir les bancs de l’assemblée. C’est pourquoi elle a délégué certains pouvoirs au Parlement tout en conservant le contrôle dans des domaines-clés qu’elle estime vitaux pour ses intérêts. On peut raisonnablement supposer que le président sera issu de l’armée ou, du moins, aura sa bénédiction.

Plus important encore, la politique étrangère a toujours été dominée par les services de renseignement, condition essentielle pour que les États-Unis continuent à soutenir l’Égypte, qui joue un rôle capital dans la défense des objectifs politiques américains dans la région. Ce sujet reste également tabou.

Le chapitre 6 de la Constitution porte sur la création d’un Haut Conseil pour réglementer la presse. […] Ce projet, combiné à la vidéo divulguée sur Internet, dans laquelle le général Al-Sissi [ministre actuel de la Défense et homme fort du pays] annonçait son intention de réprimer les médias et de suspendre l’émission satirique de l’humoriste Bassem Youssef, ne présage rien de bon pour la liberté des médias en Égypte. Il est déjà extrêmement difficile de trouver un organisme de presse acceptant d’exprimer des positions critiques vis-à-vis des militaires. Ce contrôle est en train d’être codifié en loi. 

Toutes ces observations tendent à confirmer que le projet de Constitution, dans sa forme actuelle, vise à légaliser la suprématie de l’armée et à pérenniser sa position de centre de pouvoir indépendant immiscé au cœur de l’État. 

Outre-Atlantique, les grands quotidiens américains sont eux aussi plus que sceptiques quant aux intentions démocratiques de la nouvelle charte. Ainsi, pour l’éditorialiste du New York Times :

Le nouveau projet de constitution défie la promesse révolutionnaire du printemps arabe en renforçant le pouvoir des institutions qui tiennent de longue date l’Égypte d’une main de fer.

[ … ]

Selon la nouvelle mouture de la constitution, un conseil d’officiers supérieurs de la police devra statuer sur tout ce qui touche à la sécurité, ce qui signifie sans doute qu’il ne pourra y avoir que très peu, voire pas du tout, de réformes visant à mettre l’armée et la police fermement sous contrôle civil.

Après presque trois années tumultueuses, il est tout à fait normal que les Égyptiens aspirent à davantage de stabilité. Mais augmenter les pouvoirs des agences de sécurité, serait une catastrophe pour la démocratie. Depuis quelques jours, une vague de répression frappe des milliers de militants, pour la plupart libéraux ou de gauche, qui protestaient contre la dernière trouvaille du gouvernement pour lutter contre la dissidence : une nouvelle loi qui interdit, de fait, les manifestations.

Même son de cloche au Washington Post, qui en outre juge sévèrement les ambiguïtés de l’administration américaine :

Il est désormais incontestable que la « feuille de route » tant vantée du régime militaire en Égypte mène, non pas à une démocratie restaurée, mais à une nouvelle autocratie qui accorde des pouvoirs d’exception aux forces armées et exclut les mouvements islamistes du système politique.

L’administration Obama se trouve donc devant un choix : soit, elle accepte qu’un allié-clé des États-Unis fait marche arrière pour revenir à un régime autoritaire, soit, elle impose des sanctions plus sévères dans l’espoir d’encourager un changement de cap. Si elle veut conserver un minimum de crédibilité, l’administration ne peut plus affirmer – comme l’a fait pourtant le secrétaire d’État John Kerry au Caire le mois dernier – que l’Égypte se dirige vers un système démocratique légitime.

[ … ]

L’administration Obama dit vouloir promouvoir la démocratie en Égypte tout en coopérant avec l’armée sur leurs « intérêts fondamentaux » communs. Mais mardi dernier, un porte-parole du département d’État a refusé de prendre position sur la nouvelle constitution, malgré le fait que l’administration avait déjà affirmé son opposition à des dispositions telles que l’assujettissement de civils à la justice militaire.

Fermer les yeux devant le fait que l’Égypte revient vers l’autocratie n’est pas une politique acceptable pour les États-Unis. Ce serait manquer à notre parole envers ceux qui devraient recevoir notre soutien […]. La bonne stratégie serait de suspendre l’aide et la coopération avec le régime jusqu’à ce qu’il libère les prisonniers politiques et s’engage véritablement sur la voie de la démocratie. Au minimum, les États-Unis doivent dire la vérité sur ce qui se passe en Égypte.

Encore faut-il pouvoir établir la vérité. Laissons à ce propos le dernier mot à Maged Mandour, ou plutôt à l’illustre prédécesseur qu’il convoque pour clore son analyse :

En fin de compte, il faut se rappeler ce que disait de Tocqueville dans les années 1850 au sujet des bouleversements successifs qu’avait connu la France depuis 1789 : « J’ignore quand finira ce long voyage ; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer ! » La révolution égyptienne ne fait que commencer !

 

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