Dans le camp de la paix

Au moment de la rédaction de ces lignes, on ne savait pas jusqu’où irait l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe ni si les négociations entre les deux délégations, qui avaient démarré lundi 28 février à Gomel en Biélorussie, allaient déboucher sur la paix ou sur une impasse et la guerre totale. Les images les plus fortes de ce conflit armé sont incontestablement celles des flux de réfugiés parcourant des dizaines de kilomètres à pied dans le froid glacial ou les habitants se terrant jour et nuit, terrés dans les bouches de métro.
Des images qui ne font que mettre au gré du jour l’hypocrisie des uns et des autres, particulièrement celle des Occidentaux, qui poussent le bouchon au plus profond et crient au scandale. Ils contribuent, tout en restant confortablement installés chez eux, au jet de centaines de milliers de personnes presque démunies, sur des routes insécurisées et crier encore et toujours au scandale. Et il ne faut pas aller chercher très loin pour comprendre les véritables enjeux de ce conflit. Écoutons leurs déclarations et prenons connaissances de leurs décisions et on ne découvrira que cette hypocrisie outrancière d’une Europe qui cherche à se replacer sur l’échiquier et celle des Etats-Unis qui veulent imposer leur hégémonie et leur mainmise sur le monde.
Hypocrisie certes, et qui n’est pas sans rafraîchir notre mémoire et celle du monde. Des images similaires de réfugiés égarés, apeurés, démunis, affamés, on en a vu des milliers avec les déplacés palestiniens, syriens, irakiens, libyens, yéménites et d’autres. Œuvre de ces mêmes Occidentaux. C’est ce qui reste, en fait, des guerres. Le sentiment que ce sont les peuples qui en paient le lourd tribut. C’est pourquoi les dirigeants qui en détiennent le pouvoir de décision recommencent.
Cette fois, c’est l’Ukraine qui est sinistrée, pour des motifs géostratégiques et territoriaux qui nous dépassent, ici, en Tunisie. C’est une guerre entre les chefs de ce monde, une guerre de redistribution des cartes, des influences, une guerre dans laquelle nous n’avons aucune influence, aucun rôle, sauf celui au mieux de  rester neutre, au pire de se ranger derrière un camp ou un autre. C’est peut-être le pire des choix parce que non seulement les intérêts défendus dans ce conflit armé ne sont pas les nôtres mais en plus, nous en subirons inévitablement les conséquences économiques dévastatrices à un moment où, faut-il le rappeler, notre pays est financièrement à plat. Déjà, le prix du baril de pétrole a flambé, dépassant les 100 dollars, idem pour celui du blé, sachant que la Tunisie importe 60% de ses besoins en blé d’Ukraine et de Russie. Le problème sera à l’avenir de chercher de nouveaux fournisseurs et sans doute à des prix plus élevés. L’impact de ce conflit ne s’arrêtera pas là. Il sera encore plus important cet été sur le secteur du tourisme, alors que la fin de l’épidémie de la Covid-19 a fait naître un grand espoir de retour des touristes européens et notamment russes. La clientèle russe est nouvellement acquise après un grand travail de prospection dans ce marché à fort potentiel. Ils étaient plus de 750 mille touristes à visiter la Tunisie en 2019, des dizaines de milliers ont déjà réservé pour l’été prochain. Eu égard aux sanctions financières drastiques prises par les pays occidentaux contre la Russie, ce marché est désormais compromis, perdu.
Le monde est ainsi fait. Nous ne sommes ni à la première ni à la dernière guerre, mais on peut apprendre de ces expériences comment se prémunir contre leurs retombées catastrophiques. Comme dit l’adage : «  A quelque chose malheur est bon ». L’occasion est, peut être, propice pour revoir notre stratégie de sécurité alimentaire et redorer le blason de notre secteur stratégique qu’est l’agriculture. Ce secteur, ruiné pendant la décennie écoulée, a été victime d’une mauvaise gouvernance et les agriculteurs étaient, souvent, contraints de changer de métier ou de cultures pour survivre. Il est temps de remettre la boussole dans le bon sens et de réhabiliter certaines cultures qui peuvent assurer notre sécurité alimentaire, comme le blé et les céréales, et nous épargner des dépenses inutiles et parfois faramineuses en monnaies étrangères. Cela doit nous ramener à notre histoire lorsqu’on était le grenier de Rome.
La solidarité avec le peuple ukrainien comme avec n’importe quel peuple contraint de subir les affres d’une guerre qu’il n’a pas choisi de vivre, n’est pas humainement discutable. Mais prendre une position politique et diplomatique dans un conflit aussi complexe aux retombées illimitées dans le temps et l’espace mérite d’être réfléchi et examiné en profondeur.  Comme la plupart des pays arabes, la Tunisie a opté pour une position officielle mesurée, conforme à sa diplomatie traditionnelle basée sur le dialogue et le respect du droit international. Une position certes gênée, entre deux chaises, mais quelle autre meilleure position face à une politique étrangère occidentale cultivant le « principe » des deux poids deux mesures ? Combien de fois Israël avait-il enfreint les résolutions onusiennes et le droit international dans sa guerre contre les Palestiniens sans que la communauté internationale  bouge le petit doigt ? Et si on parlait de l’invasion de l’Irak sans l’aval de l’ONU, de la Syrie, de la Libye, etc.
L’ancien ambassadeur américain à Tunis, Gordon Gray, après avoir rappelé dans un tweet qu’ « il y a dix ans, le gouvernement de la Tunisie s’est tenu du bon côté de l’histoire en organisant la première conférence des « Amis de la Syrie », s’interroge « pourquoi le gouvernement actuel n’a pas fait preuve du même courage moral et condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie ». L’ancien diplomate fait semblant d’ignorer que ce qu’il appelle « courage » aétécondamné, et l’esttoujours, par la majorité des Tunisiens qui, suite à cette conférence des « Amis de la Syrie », ont vu leurs enfants embrigadés par des organisations djihadistes radicales et envoyés en Syrie pour combattre et tuer des Syriens. L’ancien ambassadeur devrait savoir que les Tunisiens, qui ont fait chuter le régime islamiste, voudraient effacer de l’histoire de leur  pays cette conférence de la honte. Quant à l’invasion de l’Ukraine, c’est une autre malheureuse guerre que la Tunisie n’a pas choisie, qu’elle ne bénit pas. Raison pour laquelle elle a choisi le camp de la paix, non pas pour faire plaisir à M. l’ambassadeur mais parce que, comme rappelé plus haut, les peuples arabes ont vu et vécu l’amertume de l’humiliation et de l’injustice infligée par les pays oppresseurs. Les Occidentaux.
Il est difficile de justifier le même sort à autrui.

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