Dans « Le fou », le théâtre de Taoufik Jebali est avant tout un mystère

Si le grand artiste libanais Gibran Khalil Gibran se réveille dans sa tombe, il dira certainement que Taoufik Jebali a fait le 6 décembre 2023, avec toute son équipe d’acteurs et de techniciens, un travail formidable d’interprétation de son chef-œuvre Le fou en la déclinant en une scénographie intelligente, en mélodies variées et bien huilées. En effet, le spectacle vivant qui a eu lieu dans l’espace El Teatro a été d’une force textuelle résonnant dans les quatre coins de la scène avec la voix rocailleuse, dense de Taoufik Jebali et sa tonalité ironique.
Cette pièce de théâtre, présentée lors des Journées Théâtrales de Carthage dans sa 24e édition, est un working on progress. Elle ne cesse d’évoluer depuis plus de deux décennies et arrive présentement au stade de chef-d’œuvre à l’échelle arabe et même mondiale.  Aussi, les tableaux de Gibran Khalil ont été garnis par des toiles scéniques faites par Taoufik Jebali. Le public durant une heure et demie de jeu intense de la part des comédiens a été tenu en haleine et a été scotché à sa chaise, hébété par la modernité de ce qui est présenté, la modernité des techniques scénographiques utilisées, la force et l’intensité de cette prouesse artistique. Dans cette perspective, Taoufik Jebali décrit son spectacle comme suit : « La technologie utilisée dans la performance ne repose sur aucune technologie complexe, contrairement à ce qu’il peut sembler, mais simplement sur un projecteur ordinaire, sans hologramme ni autre similaire. De plus, cette œuvre a été présentée dans sa première version en l’an 2000 et la reprise actuelle est la cinquième. […] Chacun perçoit l’art d’une manière différente, influencé par ses expériences, ses préférences et son bagage culturel ».
Le 6 décembre 2023, exceptionnellement la salle d’El Teatro prenait plus que sa capacité ordinaire pour voir l’élan créateur de Jebali. En l’occurrence, les spectateurs se sont rués vers cette œuvre car elle n’est pas toujours disponible et voulaient voir un spectacle dont toute la sphère de l’art dramatique ne cessait de parler.
Objectivement, c’est une œuvre de génie dont la représentation est caractérisée par la fidélité au texte de Gibran Khalil Gibran et tout le reste, ce sont des petites dramaturgies sans parole, mais avec une grande musique d’ambiance faite, entre autres, par le compositeur Nejib Charadi et des percussions à couper le souffle.

 La pièce demande une implication totale des comédiens
La une heure et demie de jeu a été pour l’ensemble des acteurs presque une séance pleine de préparation physique, il y avait une demande permanente d’énergie et de présence intellectuelle. En dehors d’un quart d’heure de lecture des textes de Gibran au tout début de la pièce, le reste c’est du mime couplé à de la percussion et des mises en scène recourant à une technologie subliminale. Cette technologie a une grande résonance scénique et elle s’insère dans l’alchimie de mouvements et aide les comédiens dans leur quête d’occupation de l’espace. Ces derniers jouent au service du personnage principal : le metteur en scène c’est-à-dire Taoufik Jebali. En effet, le jeu des comédiens est au service du metteur en scène : le véritable principal acteur de « Le Fou ». Il est présent par son absence. On n’en écoute que sa voix exprimant ses tourmentes, sa douleur, sa folie, ses blessures, son chagrin et son étrangeté à ce monde. Dans ce quatuor sur scène : Yasmine Dimassi, Amel Laouini, Amina Bdiri et Marwen Errouine. Ce sont les deux derniers qui excellent dans cette œuvre.
Plus particulièrement, le charisme et la beauté physique et le jeu admirable de Amina Bdiri ne laissent pas indifférent. Aussi, les mouvements et la chorégraphie faite par Marwen Errouine apporte une très belle esthétique, un sel à la pièce et un symbolisme très dense. Ceci rappelle des séquences du film Tetro sorti en 2009 du grand réalisateur américain Francis Ford Coppola avec l’immense acteur Vincent Gallo.

 Les comédiens de Taoufik Jebali pas toujours visibles
Sur scène, les comédiens de Taoufik Jebali jouent au jeu de cache-cache avec le spectateur. Ce sont des comédiens se laissant désirer tout d’abord pour s’offrir ensuite à la vue du public ; chose jamais vue auparavant. En d’autres termes, ils se font rares et se cachent le plus souvent derrière un voile hermétique. Parfois, les spectateurs remarquent juste la tête, tantôt les pieds, les mains, le visage. Ils jouent dans l’obscurité à certains moments. À d’autres, ils se produisent au fond de la scène derrière un rideau avec un éclairage montrant juste leurs ombres. On les voit en outre dans une boite noire mais un peu transparente, le tout sans parole mais avec une gestuelle alternant expressivité, protestation, révolte dans une ambiance musicale d’enfer. En somme, l’égarement et la folie sont bel et bien présents. Mais quelle folie ! Folie pleine de beauté même si elle est dépourvue d’amour et de compassion. De manière générale, les metteurs en scène de notre pays excellent dans la mise en dramaturgie de la folie et de l’hubris. Parallèlement à Fadhel Jaïbi avec son chef-d’œuvre Jounoun présentée en 2002, Jebali est en train de perfectionner cette pièce depuis 2000 et en a fait cinq versions jusqu’à aujourd’hui. De notre point de vue, elle a atteint un stade de perfection et elle est du même calibre que Jounoun voire plus maintenant. Preuve que le grand Taoufik Jebali a toujours des cordes à son arc !

Mohamed Ali Elhaou

Nb : cet article a été mis à jour après la correction de quelques dates relatives au parcours de la pièce « Le Fou » qui remonte à l’année 2000. Ceci est fait par respect au droit de réponse de Taoufik Jebali

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