Dans le miroir anglo-saxon

 

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

Cette semaine, les Algériens sont appelés aux urnes pour élire leur président. Ou plutôt pour réélire celui qu’ils ont déjà : Abdelaziz Bouteflika, 77 ans et tellement diminué par les séquelles de l’AVC dont il a été victime il y a tout juste un an, à en juger par les rares images télévisuelles le montrant en compagnie de dignitaires étrangers de passage à Alger. Aussi a-t-il été dispensé au président-candidat de faire campagne – ce qui, sous d’autres cieux, aurait pu représenter tout de même un certain handicap électoral. Mais pas en Algérie, paraît-il.

Maître de conférences au Combating Terrorism Center, rattaché à la prestigieuse académie militaire américaine de West Point, Geoff D. Porter, signe une tribune dans le New York Times :

Qu’un candidat à la présidentielle soit à ce point invisible et muet est en soi déjà assez inhabituel. Ce qui rend la présidentielle algérienne encore plus extraordinaire, c’est que M. Bouteflika est largement parti pour gagner.

[…]

C’est dans ce contexte surréaliste que le Secrétaire d’État John Kerry s’est rendu à Alger début avril. Pourquoi a-t-il choisi ce moment précis pour sa visite ? […] Sans doute cherchait-il des assurances quant à la façon dont les élections algériennes allaient se dérouler – et à l’identité du vainqueur.

Bien que discrètes, les relations avec l’Algérie sont d’une importance stratégique pour les États-Unis. […] Si les électeurs algériens refusaient de réélire un président qu’ils ont si rarement vu ces douze derniers mois, ou s’ils refusaient de reconnaître la légitimité de sa réélection, ou encore s’il est réélu mais meurt avant la fin de son mandat, l’Algérie risquerait de perdre son rôle de rempart stable et fiable. De larges pans de son territoire pourraient s’ouvrir aux groupes terroristes, qui y trouveraient de nouveaux espaces où former leurs recrues, de nouvelles cibles à attaquer, et de nouvelles sources de revenus. Ainsi une bande d’instabilité s’étendrait depuis la péninsule du Sinaï tout le long de la côte sud de la Méditerranée jusqu’à la frontière de l’Algérie avec le Maroc.

Compte tenu des autres défis de politique étrangère avec laquelle M. Kerry est aux prises – la Syrie, la Crimée, l’Iran – il voudra éviter à tout prix d’autres mauvaises surprises stratégiques en Afrique du Nord. […]

Mais lorsqu’il s’agit de l’Algérie, les États-Unis se trouvent dans une situation difficile. D’une part, Washington souhaite éviter d’être pris au dépourvu par l’évolution de la situation algérienne et, d’autre part, sa capacité d’influencer la manière dont ces conditions évoluent, est limitée.

D’autres commentateurs, cependant, voient moins de raisons de souhaiter la continuité que représente la très probable réélection de Bouteflika. Pour le Financial Times, les libéraux Dalibor Rohac et Nouh El-Harmouzi, l’un slovaque et l’autre marocain, dénoncent sans complaisance « l’économie politique zombie de l’Algérie » :

Ceux qui prônent un quatrième mandat pour Abdelaziz Bouteflika promettent une « démocratie élargie » dans le cas où leur candidat sort vainqueur. Après des décennies d’oppression et d’autoritarisme, les Algériens ont peu de raisons de les croire.

[…]

Là où Bouteflika a réussi, c’est en équilibrant l’influence de l’armée et celle des services de sécurité de l’État – c’est à dire les deux factions qui se disputent, traditionnellement, le pouvoir en Algérie – ce qui a amené une certaine stabilité, au moins en apparence […]. Mais cela n’a été possible qu’au prix de l’instauration d’un régime autocratique et autoritaire, caractérisé par le favoritisme et la corruption endémique. Les libertés politiques […] ont été systématiquement bafouées. Le régime répressif a su résister aux turbulences du Printemps arabe, et même à l’AVC dont le président a été victime l’année dernière.

[…]

Le scepticisme est de mise, non seulement par rapport aux promesses de libéralisation politique du gouvernement, mais aussi en ce qui concerne les perspectives de prospérité. […]

L’économie de l’Algérie reflète la nature sclérotique de son gouvernement. La rigidité politique, observée au cours des événements du Printemps arabe, a eu comme contrepartie une politique de dépenses publiques expansionnistes, financées par des recettes pétrolières qui sont pourtant en baisse sur le long terme. Grâce à quelques années de bénéfices exceptionnels dus aux aléas du marché du pétrole, cette augmentation des dépenses n’a pas donné lieu à des déficits budgétaires à la manière de la Grèce. Mais si les prix du pétrole baissent, la situation financière de l’Algérie deviendrait vite insoutenable.

[ … ] Les divisions au sein de l’appareil militaro-sécuritaire sont profondément ancrées, même après des années de règne de Bouteflika. Cependant, toutes les factions ont un intérêt dans le maintien du statu quo, car il leur permet de partager la rente pétrolière et le pouvoir entre elles. Malheureusement, pour les citoyens algériens cela signifie qu’ils devront supporter encore cinq ans d’oppression et de kleptocratie, sous les auspices d’un autocrate de plus en plus invalide.

Pour Pambazuka News, Hamza Hamouchene, activiste algérien basé à Londres, signe une critique au vitriol de ce qu’il appelle la « tragi-comédie » de la présidentielle algérienne :

Les rares apparitions de Bouteflika à la télévision n’ont pas réussi à dissiper les très sérieuses interrogations quant à sa capacité à diriger le pays et n’ont fait que confirmer la gravité de son état de santé. D’ailleurs, ces apparitions à la télévision si soigneusement chorégraphiées ont fait de lui la risée des émissions de télévision françaises.

C’est un sort bien mérité, pour un président qui, ne s’étant pas adressé à la nation depuis plus de 22 mois, est réduit à une affiche de campagne, un mégalomane qui a modifié la constitution en 2008 pour pouvoir briguer un nombre illimité de mandats, afin, sans doute, de mourir dans l’exercice de ses fonctions et, ainsi, avoir droit à des funérailles d’État. Parmi les six autres candidats, Ali Benflis, ancien Premier ministre de Bouteflika avant d’être son rival malheureux à l’élection présidentielle de 2004, semble bien être le seul qui pourrait représenter ne serait-ce qu’un soupçon de menace au règne de Bouteflika. […] Mais à toute évidence, les dés sont pipés. Espérerons pour lui que Benflis a le cœur fort et sera en mesure de survivre, à l’âge de 70 ans, à un nouvel échec.

Mais de toute manière, comme nous disons en Algérie : El-Hadj Moussa ou Moussa El- Hadj ? Bouteflika ou Benflis, quelle différence? Tous deux sont les représentants de certaines factions au sein du régime et sont soutenus par des groupes oligarchiques. Choisir l’un ou l’autre ne fera que prolonger la durée de vie du système actuel. Ce qu’il faut, c’est une rupture complète avec ce dernier ainsi qu’avec ses acteurs qui respectent sa tyrannie. Au-delà des candidats, de leurs qualités et de leurs défauts, la démocratie ne se réduit pas aux seules élections, en particulier lorsqu’elles ont lieu dans un cadre despotique et sont utilisées pour légitimer le système en vigueur et fournir une façade « démocratique » à des pratiques autoritaires et au pillage des la rente pétrolière. […] Quel que soit le gagnant de ces élections présidentielles, la démocratie algérienne n’en sortira pas victorieuse, et en l’absence d’une alternative viable capable de mobiliser les masses autour d’un projet de société libérateur, le boycott est un choix politique honorable.

Pendant ce temps,  The Art Newspaper nous donne des nouvelles d’une autre antiquité algérienne :

La Tunisie vient de restituer à l’Algérie le « Masque de la Gorgone ». Cette sculpture en marbre blanc a été retrouvée à côté d’une piscine dans la villa de Sakhr el Materi, gendre du président déchu Zine El Abidine Ben Ali. Le Masque de la Gorgone est originaire d’Annaba, autrefois la ville romaine de Hippo Regius, dans l’est de l’Algérie, d’où il a disparu en 1996. Après la Révolution tunisienne de 2011, il a été retrouvé parmi 165 autres objets archéologiques dans la villa de Sakhr el Materi à Hammamet.

Dans la mythologie grecque, les Gorgones (du grec ancien gorgos, « affreux ») sont des créatures fantastiques malfaisantes et d’une telle laideur que quiconque ose regarder leur visage meurt pétrifié. Elles étaient, selon Hésiode, trois sœurs, dont seulement la plus célèbre, Méduse, était mortelle, alors que les deux autres ne connaissaient ni la mort, ni la vieillesse. Au moment où l’Algérie se soumet, bon gré mal gré, à un rituel dont la finalité est de perpétuer le règne d’un régime à trois têtes –l’armée, les services de sécurité et le président – comment ne pas y voir un clin d’œil malicieux de l’histoire ?

P.C.

 

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