On s’attendait à un passage en force ou à un retrait tactique, Mechichi a choisi l’entre-deux : démettre de leurs fonctions cinq ministres précédemment limogés lors du remaniement et accabler cinq autres en exercice de deux portefeuilles chacun. Une sorte de jeu des chaises musicales annonciateur, a priori, d’une fuite en avant dans la crise politique opposant la Kasbah à Carthage.
Mais en réduisant son équipe, en attendant le déblocage du remaniement ministériel et l’hypothétique parachèvement des procédures relatives à la prestation de serment, le Chef du gouvernement donne l’air de jouer la carte de la prudence, tout en réitérant sa détermination à aller de l’avant dans le remplacement des onze ministres. Il ne choisit pas, en effet, la confrontation avec Kaïs Saïed ni l’alignement total avec les partis politiques qui le soutiennent et qui sont en conflit avec le président de la République. Il sait que la légitimité de son équipe gouvernementale demeurera incomplète tant que les onze nouveaux ministres, qui ont obtenu la confiance de l’ARP, n’auront pas prêté serment devant le chef de l’Etat.
Mechichi est prudent par tactique, choisissant d’avancer pas à pas, pour gagner du temps. Il compte avoir gain de cause à l’usure. La manœuvre pourrait s’avérer efficace, en cas de perspective de négociations, d’autant qu’elle permet de sauver les apparences. Mechichi se donne ainsi, la posture d’un homme d’Etat qui respecte les symboles de celui-ci et ne cherche pas à les court-circuiter, comme le lui suggèrent certains éléments radicaux de son coussin parlementaire. Jusque-là, rien à dire. On serait même tenté de reprocher au président de la République d’outrepasser ses prérogatives et, plus grave encore, de bloquer les affaires de l’Etat, tandis que le Chef du gouvernement a le droit en vertu de la Constitution d’apporter tous les changements qu’il juge nécessaires à son équipe.
Loin de toutes considérations politiciennes, Mechichi est un malheureux chef de gouvernement, pris entre deux forces en opposition. D’un côté, le président de la République, celui qui l’a choisi parmi tant d’autres à la surprise de beaucoup d’entre ses actuels alliés et l’a hissé à la crête du pouvoir. De l’autre, sa ceinture parlementaire, – son fameux coussin politique -, un cadeau du ciel pour un novice de la politique, sans laquelle son passage par l’ARP aurait pu être aussi douloureux que celui de son prédécesseur, Elyes Fakhfakh, ou n’aurait-il peut-être jamais connu le triomphe parlementaire du 26 janvier dernier.
Mais la question qui se pose inévitablement est la suivante : quel intérêt, concret, tire Hichem Mechichi de ce petit changement au sein de son équipe initiale, celle qui était en exercice avant le remaniement de janvier ? Pourquoi Mechichi a-t-il jugé opportun de franchir ce pas, plutôt inattendu ? Autrement dit, si Mechichi a le droit d’opérer des changements dans son gouvernement à chaque fois qu’il juge cela nécessaire, il n’en demeure pas moins que ces changements doivent être compris, clairement justifiés et convaincants, non pas pour ses alliés politiques mais pour ses opposants. Parce que le Chef du gouvernement doit être crédible pour pouvoir gérer les affaires de l’Etat, cette mission qui lui a été attribuée. Et à ce titre, l’attribution d’un double-portefeuille à cinq ministres, – et pas n’importe lesquels s’agissant de l’industrie et de l’agriculture, de la justice… – dans les conditions actuelles du pays, au lieu de garder les anciens à la tête de leurs départements, en attendant une issue au remaniement, n’est ni judicieuse ni convaincante. Parce que c’est une option temporaire, il est permis de douter de la volonté du Chef du gouvernement de trouver une solution rapide et à l’amiable à cette crise qui dure depuis plus de trois semaines.
Dans son communiqué « laconique » annonçant ce qui s’apparente à ce remaniement technique, la présidence du gouvernement affirme qu’elle reste « ouverte à toutes les solutions propres à dépasser le blocage en cours et permettre aux ministres de prendre leurs fonctions dans le respect de la Constitution ». Mais nul n’est dupe face à ce qui s’assimile beaucoup plus à une escalade dans cette crise.
Que veut donc Mechichi ? Forcer le président Kaïs Saïed à accepter le remaniement ministériel avec ses onze ministres en jouant sur le temps ? Pousser le président Kaïs Saïed à prendre à son compte l’éviction des quatre ministres sur lesquels pèsent des soupçons de corruption ? Discréditer le président Kaïs Saïed en lui faisant porter la responsabilité de ce blocage des rouages de l’Etat ? Dans quel intérêt public ?
Et le président Kaïs Saïed, de son côté, de quoi est-il coupable ? Coupable d’être immuable et rigide, convaincu qu’il lui incombe, en vertu de la Constitution, de protéger les institutions de l’Etat contre la corruption et même contre les soupçons de corruption ou de conflit d’intérêts, ayant lui-même fait les frais en assistant à la chute d’Elyes Fakhfakh, son premier chef du gouvernement. Coupable de s’immiscer dans les affaires du gouvernement et surtout quand ce dernier prend des couleurs politiques alors que le deal initial entre lui et Mechichi était de composer un gouvernement apolitique.
Lundi dernier, le président Saïed a pris la peine de rédiger de ses mains une longue lettre, – plume et encrier à l’appui – , pour expliquer point par point les raisons de sa réticence à l’égard du remaniement qu’il dit « entaché de dysfonctionnements constitutionnels », lui rappelant que les ministres suspectés de corruption ont été pointés par l’INLUCC qui en a informé les deux têtes de l’Exécutif. Finalement, Mechichi connaît les noms des ministres contestés. Pourquoi alors ne leur a-t-il pas demandé de se désister afin de débloquer la situation ? Par ailleurs, pourquoi Kaïs Saïed n’a-t-il pas accepté la prestation de serment des huit ministres non contestés ?
Il faut dire que la posture tout aussi politicienne adoptée par la présidence de la République ne semble pas tenable. De l’avis de nombreux constitutionnalistes, présider à la prestation de serment constitue une « compétence liée », contraignante, que Kaïs Saïed ne peut légalement refuser d’exercer, au risque de créer un dangereux précédent institutionnel.
La polémique qui ne cesse d’enfler autour de cette affaire n’a fait que brouiller les pistes et embrouiller l’opinion publique ; elle a aussi et surtout porté atteinte à l’image des deux chefs de l’Exécutif, présentés comme des personnalités en déficit d’éthique, propulsés au sommet de l’Etat par le jeu du hasard. A qui donc profitent tous ces dégâts ?
Morale de l’histoire : quel est le véritable problème qui mine la relation entre les deux têtes de l’Exécutif ? Qu’aurait perdu Mechichi en adoptant une position plus diplomatique, plus respectueuse et plus conciliante avec le président de la République, lui élu, bénéficiant d’une très forte légitimité populaire et qui restera à son poste jusqu’en 2024 quelle que soit la suite des événements ? De son côté, le président Kaïs Saïed avait tout à gagner à être plus tolérant, compréhensif et à la limite conciliant, pour ne pas dire paternaliste, avec son Chef du gouvernement.
Le pays aurait évité une crise de trop et une perte de temps très onéreuse.
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