Une question que nous ne cesserons pas de nous poser : où s’arrêtera la cupidité de certains ? Y a-t-il une limite à l’avidité de certains grands de ce monde ? Des questions que l’on se pose de nouveau après chaque scandale qui nous ramène à la triste réalité et qu’en dépit de toutes les lois et les mesures répressives ou actes de sensibilisation citoyenne, des hommes d’affaires, des financiers en collusion avec des banques, des avocats et des traders cherchent à échapper à la loi et à esquiver leurs obligations fiscales envers l’Etat et la communauté.
Passé les « Panama papers », c’est un nouveau scandale que le journal Le Monde avec 18 médias européens viennent de mettre à nu après de longs mois d’enquête et d’investigation. Ces journaux viennent de donner à ce scandale un nouvel intitulé, les « Cumex files » qui fait référence en latin « cum », sans dividendes, et « ex », avec dividendes. Il s’agit d’un système mis en place par les grandes banques et leurs avocats pour permettre à de riches actionnaires d’échapper au paiement d’impôt sur leurs dividendes. Cette question fait l’objet d’un important débat dans les sphères des fiscalistes pour savoir si les dividendes, qui sont un résultat net dans la mesure où les sociétés ont déjà payé un impôt, doivent faire l’objet d’une taxation lorsqu’elles deviennent des revenus pour les détenteurs des actions. Les avis sur cette question sont tranchés et d’une rare violence. Certains, particulièrement ceux qui détiennent des participations, et par conséquent disposent de revenus sous forme de dividendes, considèrent que cette imposition est une double taxation qui est une grande forme d’injustice. Pour d’autres, les dividendes, en plus d’être le résultat d’un exercice, sont un revenu pour les actionnaires qui doit donner lieu à une taxation comme tous les autres revenus et l’injustice par rapport aux autres contribuables serait de ne pas les imposer.
Cette question n’a pas trouvé de réponse universelle et chaque pays applique sa propre politique en matière de taxation des dividendes. Les différents intervenants vont jouer sur ces différences pour faire un montage, qui leur permet de faire une optimisation fiscale basée sur un échange de gros volumes d’actions, au moment de leur versement, les faisant passer d’un pays à un autre, particulièrement dans ceux à faible imposition sur les dividendes, et permettant aux actionnaires de se faire rembourser les taxes par les Etats.
Ce scandale, révélé en Allemagne en 2015, a fait l’objet depuis d’une grande enquête dans différents pays européens par les services d’investigation des divers ministères des Finances et les premières interpellations ont commencé dans ce pays et se sont poursuivies dans d’autres. Sur la base d’une fuite de documents judiciaires, Le Monde avec 18 autres médias européens ont effectué une grande enquête d’investigation internationale qui a montré l’ampleur de ce scandale.
Les révélations de cette investigation qui viennent d’être publiées par ces médias dans différents pays européens ont constitué un choc pour les opinions publiques dans ces pays pour plusieurs raisons. D’abord, l’ampleur des montants de l’évasion fiscale estimés à 55 milliards d’euros. En Allemagne, les enquêteurs avancent la bagatelle de 10 milliards d’euros et en France l’évasion, même si elle était moins importante, a atteint 3 milliards d’euros. L’ampleur des sommes en jeu a poussé les observateurs à parler du « casse du siècle ».
La colère et le choc ne se limitent pas à l’ampleur des montants soustraits aux finances publiques des différents pays mais concernent également l’implication d’un grand nombre d’acteurs dans ce scandale, notamment des traders, des courtiers, des gestionnaires de fonds, des avocats et des banques. Cette enquête a révélé l’implication dans ce montage de plus d’une cinquantaine de grandes banques européennes ayant pignon sur rue, dont certaines banques françaises parmi les plus importantes comme BNP Paribas, la Société générale ou le Crédit agricole. Cette implication d’un grand nombre d’acteurs dans cette gigantesque fraude fiscale a fait dire à des responsables du fisc allemand que nous sommes en présence d’un « crime organisé » et que « tout le monde savait exactement ce qu’il devait faire ».
Le choc suscité par ce nouveau scandale fiscal concerne aussi les pays qui ont été touchés. Si les scandales précédents avaient touché des paradis fiscaux comme dans le cas des « Panama papers » ou d’autres scandales, ce dernier a touché de vieilles démocraties européennes dont les systèmes fiscaux étaient efficaces. Parallèlement à l’Allemagne, cette escroquerie a touché la France, les Pays-Bas, l’Espagne, le Danemark, la Belgique, l’Autriche, la Suisse et la Norvège. Ce qui montre qu’en dépit des progrès effectués par ces pays en matière de lutte contre l’évasion fiscale, le chemin reste encore long et la cupidité poussera encore certains à chercher à échapper à leurs devoirs et obligations fiscales.
Ce scandale a été de nouveau à l’origine d’une levée de boucliers dans beaucoup de pays européens et d’une grande colère dans différents milieux. Car, en plus de son importance financière compte tenu du manque à gagner pour les finances publiques, il a des conséquences politiques dans la mesure où il renforce cette inégalité criante et honteuse dans les sociétés démocratiques entre ceux d’en haut et les autres. Au moment où la crise économique et la marginalisation sociale et les inégalités sont au plus haut et rendent les conditions de vie difficiles, ceux d’en haut cherchent à échapper à leurs obligations fiscales, éthiques et politiques envers la société en organisant leur évasion fiscale et en parvenant à se soustraire à leurs obligations. Ce sont des actes, parallèlement à la crise économique et à la marginalisation sociale, qui participent de la délégitimation des régimes démocratiques et de la montée des forces populistes et extrémistes que nous voyons à travers le monde. C’est cette perception d’une élite au-dessus des lois et d’une plus grande inégalité qui mine la confiance dans les régimes démocratiques et dans leur capacité à imposer la justice sociale et l’égalité comme ils le prétendent qui sont au cœur de leurs crises, de leur délégitimation et de la montée des extrêmes portés par la colère de ceux d’en bas.
Que devons-nous faire face à ces scandales à répétition ? Devrions-nous rendre les armes et considérer l’évasion fiscale comme un mal incurable, y compris dans les sociétés démocratiques ? Pour ma part, je crois et je reste profondément convaincu que la lutte contre l’évasion fiscale est essentielle, non seulement pour aider les finances publiques des Etats mais aussi pour sauver la démocratie. Des pas importants ont été effectués dans ce sens par la communauté internationale et par les différents pays, dont le nôtre, mais ce combat doit se poursuivre de manière acharnée et déterminée. Que nous puissions un jour mettre fin à cette cupidité et faire comprendre à tous que l’obligation fiscale est un fondement essentiel de la démocratie et du vivre-ensemble que nous cherchons à construire afin de sauver nos démocraties de l’aventurisme des extrêmes.
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