De Kechiche à « Goha » : Entre fierté et nostalgie

Par Férid Boughedir

La sélection du 66e festival international du film de Cannes de cette année (15 au 26 mai 2013), où figure enfin  un réalisateur tunisien sélectionné (Abdellatif Kechiche avec « La vie d’Adele »), ce qui n’était plus arrivé depuis 2001, ne peut nous empêcher de songer au passé récent de notre cinéma avec une pointe de regret: Dans les années 80 et 90, il ne se passait en effet guère de session sans que la Tunisie ne soit sélectionnée dans l’une ou l’autre section du festival. Pas un film d’une qualité artistique digne du niveau international : cela a véritablement commencé avec la section « Quinzaine des réalisateurs » sélectionnant  « Soleil des hyènes » de Ridha Béhi en 1977, suivi par « Aziza » d’Abdellatif Ben Ammar en 1980; la section « la semaine de la critique » sélectionnant « l’ombre de la Terre de Taieb Louhichi en1982, puis la section « un certain regard »  choisissant le film de l’auteur de ces lignes « caméra d’Afrique »  en1983. Suivirent : « Les anges » de Ridha   Behi (Quinzaine, 1985), «L’homme de cendres » de Nouri Bouzid (un certain regard, 1986), « Caméra arabe » portant ma propre signature (un certain regard, 1987), avec même un «  Pic »  des deux films tunisiens sélectionnés la même année en 1989 : « les sabots en or » de Nouri Bouzid (un certain regard) et « Arab » de Fadhel Jaibi et Fadhel Jaziri (Semaine de la critique). Suivirent mon film « Halfaouine » (Asfour Stah) (Quinzaine, 1990), « Chich-Khan» de Mahmoud ben Mahmoud et Fadhel Jaibi (quinzaine, 1991) « Bezness » de nouri Bouzid (quinzaine, 1992), et l’apothéose avec « les silences du palais » de moufida Tlatli, (quinzaine, 1994, mention spéciale « caméra d’or ») ;

Ensuite ça se raréfie : il faut attendre six ans pour « La saison des hommes » de moufida Tlatli  sélectionné à « un certain regard » en 2000, et ça s’arrête avec « Fatma » de Khaled Ghorbal (sélectionné à la quinzaine en 2001).

Depuis, plus aucun film Tunisien n’a été sélectionné à Cannes dans une des sections «normales» du festival, sinon des présentations épisodiques dans des événements spéciaux,  ou  dans le cadre non compétitif du « marché du film » et du « Short film corner » ou encore à  l’intérieur du stand de la Tunisie à Cannes.

 

Les raisons de la pénurie actuelle :

J’énumère volontairement cette liste des films qui n’a jamais été publiée ainsi, sinon aujourd’hui dans Réalités, à dessein , pour les lecteurs, et surtout pour les jeunes générations de cinéastes qui sortent au rythme de 300 par an de nos très nombreuses écoles de cinéma, et qui ne réalisent sans doute pas que pendant près d'un quart de siècle,  de 1977 à 2001, le cinéma tunisien a été considéré dans les plus grands festivals du monde comme étant à l'avant-garde  du cinéma arabe, en étant à la pointe de l'inventivité, de l’originalité du point de vue artistique, de l’audace, et de la liberté d’expression, par rapport à tous les cinémas de la région, dont beaucoup moins de films de qualité furent quantitativement, sélectionnés durant cette période 

Pourquoi donc, et pour s’en tenir au festival de Cannes, après cet « âge d’or » de la créativité, le cinéma tunisien a-t-il  totalement disparu depuis 12 ans des différentes sélections du festival ?

La raison principale est la non évolution ni transformation des lois  encadrant le cinéma dans notre pays.

En effet, le cinéma tunisien doit ce succès et son financement au fait que la Tunisie a été le premier pays africain a décréter dès 1981 que «l’audiovisuel financerait l’audiovisuel », et cela en créant, à l’instar des meilleurs systèmes de soutien mondiaux, une taxe de 11 % sur les tickets de cinéma, taxe reversée aux fonds de soutien à la production cinématographique nationale, gérés par le ministère de la Culture, et qui ont servi à soutenir la production de la presque totalité des films cités plus haut.

Cependant, avec le développement des chaînes de TV satellitaires et des DVD piratés, cette source s’est tarie, et la plupart des salles ont fermé leurs portes. celles d’autres pays africains ont suivi l’évolution des systèmes de soutien mondiaux qui prélèvent à présent sur les recettes des nouvelles formes de diffusion de l’image, telles que les recettes publicitaires des télévisions, les bénéfices des fournisseurs d’Internet et de téléphonie mobile.  

Tout d’abord le Maroc, qui est parvenu à décupler sa production de films par rapport à la Tunisie par un simple ajout à sa loi des finances en 1997, en prélevant 5 % des recettes des TV au profit du cinéma. Si bien qu’offrant plus de productions de qualité,  le Maroc a en toute logique remplacé la Tunisie, dès les  années 2000, dans les différentes sections cannoises, notamment avec les films de Nabil Ayouch, Faouzi ben Saidi, Leïla Kilani ou Leïla Marrakchi . Le Tchad, à la cinématographie jusque-là balbutiante, est allé encore plus loin en décrétant que 10 % des revenus de la téléphonie mobile irait au soutien au cinéma. Résultats : le Tchad et depuis plus de 15 ans le seul pays d’Afrique noire à avoir été sélectionné en compétition officielle à Cannes, avec « Un homme qui criait » de Mahamat Saleh Haroun en 2010, et qui récidive cette année avec « Grigris » de nouveau   sélectionné en compétition officielle, en 2013, après avoir été membre du jury officiel en 2011 .

La Tunisie (qui avait réussi l’exploit de faire partie du jury officiel trois fois durant son « âge d’or », ce qui en fait le seul pays africain et arabe dans ce cas) n’a jusqu’à présent fait que la moitié du chemin pour la modernisation des ses lois d’encadrement cinématographique. 

Après trois ans de réunions fructueuses des associations et syndicats cinématographiques tunisiens (dont j'ai eu la lourde tâche et l’honneur d’en être le coordinateur général, de 2009 à 2011), les cinéastes tunisiens ont obtenu en août 2011 une première victoire avec le décret-loi créant enfin un « Centre national du cinéma et de l’Image » (CNCI). Un organisme professionnel fonctionnant avec des commissions composées de professionnels, et surtout, disposant de l’autonomie financière pour percevoir des prélèvements  et pouvoir les répartir, ce qui n’était pas le cas du service cinéma du ministère de la culture.

Cependant le CNC y est resté jusqu’à présent une coquille vide faute de lois pouvant l’alimenter financièrement, telles celles du Tchad ou du Maroc.

 

La Tunisie, l’Afrique et le Monde arabe 

À Cannes 2013

Ce recadrage historique et économique détaillé, que je fais pour la première fois, nous a semblé indispensable pour le lecteur de « Réalités » afin d’expliquer pourquoi le retour tant attendu du cinéma tunisien qui se produit à Cannes 2013 est à la fois empreint de fierté et de nostalgie.

Une fierté de voir le cinéaste tunisien résidant à Paris Abdellatif  Kechiche, sélectionné pour la première fois en compétition officielle, et donc concourir pour la « Palme d’or » avec son nouveau film « la vie d’Adèle ». Pour ceux qui ne le savent pas, Kechiche, qui était auparavant acteur en France ( notamment dans « le thé à la menthe » de l’Algérien Abdelkrim Barnaul, «Les innocents» du Français André Téchiné et en Tunisie (il était l’acteur principal de « Bezness » de Nouri Bouzid, et de « La boîte magique » de Ridha Behi) est devenu, depuis qu’il est passé à la réalisation, un des plus grands cinéastes reconnus en France et l’un des plus primés : Prix de la première  œuvre à Venise pour «C’est la faute à Voltaire»,  interprété par le tunisien Sami Bouajila, puis 5 césars (dont le meilleur film de l’année) pour «L’esquive» et enfin de nouveau 5 césars et meilleur film de l’année pour « La graine et le mulet », dont l’acteur principal est notre regretté Mustapha Adouani, (décédé au début du tournage et a du être remplacé). Le film révélant également son actrice principale, la tunisienne Hafsia Herzi sacrée meilleur espoir féminin de l’année.

Depuis, Kéchiche s’est un peu éloigné de ses témoignages sur les maghrébins de France, pour s’attaquer au racisme colonial de l’époque (avec «Vénus Noire») et, de façon plus surprenante, à une autre catégorie de réprouvés par la société : les couples homosexuels féminins. A l’heure du grand débat français sur « l'égalité pour tous dans le mariage, les droits sociaux et l'héritage» Kechiche a choisi d’adapter au cinéma  la bande dessinée d’une jeune dessinatrice française sur une histoire d’amour entre deux filles, intitulée «Le bleu est une couleur chaude», et cela pour un film à la durée record de 3 heures comme la plupart des films de Kechiche, dont la monteuse et co-scénariste n’est autre que son épouse Ghalia Lacroix, l’actrice tunisienne d’ « El Hadhra » de Moncef Dhouib, des « Zazous de la vague » de Mohamed Ali Okby, et de « Bezness » de Nouri Bouzid !

 L’autre Africain de la compétition, Mahamat -Saleh Haroun, qui avait fait l’ouverture des JCC 2010 avec « Un homme qui crie », a choisi pour son nouvel opus « Grigris » une structure de film policier. Alors que sa jambe paralysée devrait l'exclure de tout, Grigris, 25 ans, se rêve en danseur. Un défi. Mais son rêve se brise lorsque son beau-père tombe gravement malade. Pour le sauver, il décide de travailler pour des trafiquants d'essence…

Dans la compétition officielle, on note la présence, pour la première fois, du réalisateur iranien a Asghar Farhadi, dont le film précédent  «Une séparation» avait remporté à la fois le César et l’Oscar du meilleur film étranger, et dont le nouveau film, de production française, «Le passé », réunit à la fois Tahar Rahim, la révélation de «un Prophète» et Berenice Béjo, la révélation de «The Artist ».

 Dans  la compétition pour la « Palme d’or » des courts-métrages, la Palestine a été sélectionnée pour la première fois avec le court-métrage «Condom Lead »  réalisé  à Gaza par les frères Mohamed et Ahmad Abunasser.

La Palestine est également sélectionnée dans la section officielle non compétitive «Un certain regard » avec  le nouveau film de  Hany  Abu- Assad, le réalisateur de « Paradise Now » et du «Mariage de Rania » film intitulé simplement «  Omar », où trois amis d'enfance et une jeune femme se déchirent au cours de leur combat pour la liberté. C’est le premier film entièrement financé par la jeune industrie du cinéma palestinien. L'acteur américano-palestinien Waleed Zuaiter de la série "Homeland" y tient l'un des rôles principaux. 

Le Monde arabe est également représenté dans la section « Un certain regard » par le nouveau film du réalisateur Irakien exilé en France, Hineer Saleem, « My sweet Peperland ».  

Toujours dans «  Un certain regard » il faut noter la présence d’un film iranien de résistance « Les manuscrits ne brûlent pas » tourné clandestinement par Mohamed Rassoulof, l’assistant  du grand réalisateur iranien Jaafar Panahi,  lequel est sous le coup d’une interdiction de tourner pendant 20 ans  pour avoir soutenu un parti d’opposition lors des dernières élections présidentielles en Iran.

Dans les sections parallèles du festival, «La quinzaine des réalisateurs » et « La semaine de la critique », le film Tunisien «Bastardo», premier long-métrage de fiction de Nejib Belkadhi, (un des cinéastes les plus originaux de la jeune vague tunisienne, auteur du documentaire « VHS- Kahloucha  »), est une fable où règne l’humour noir. Il relate l’histoire d’un enfant trouvé qui passe de l’humiliation au contrôle d’un quartier des bas-fonds de la région de Tunis dont il devient le « caïd ». Malheureusement, il n’a pas pu avoir son remontage complètement accompli à temps pour cette sélection.

Par contre, la Tunisie est également à l’honneur à Cannes 2013 grâce… au premier film qu’elle ait produit après son indépendance : le magnifique «Goha » tourné en 1957  par le réalisateur français anticolonialiste Jacques Baratier, et produit par le ministère de l'Information, dont le ministre, (le plus jeune du gouvernement de l’époque, 26 ans) n’était autre que Béchir Ben Yahmed, le futur fondateur de l’hebdomadaire « Jeune Afrique»!

« Goha », qui  est un hommage à la beauté et au raffinement de la culture et de la tradition tunisiennes, avait pour héros le tout jeune Omar Sharif,  aux côtés de Zina Bouzaiane  (la danseuse du célèbre duo Zina wa Aziza), de Zohra Faiza (Ommi Traki), et dans un petit rôle, une des premières apparitions à l’écran de Claudia Cardinale !

« Goha » qui avait été présenté et primé sous pavillon tunisien  au festival de Cannes 1958, est la première restauration numérique d'un film en couleur par les «  archives françaises du film», auquel la Tunisie a bien voulu prêter le négatif original.

Autre restauration d’envergure présentée dans la même section «Cannes Classics » : Celle  de «Borom Sarrett», le tout premier court-métrage du grand réalisateur sénégalais Sembene Ousmane, (lauréat du « Tanit d’Or » des premières JCC en 1966), court métrage qui avait marqué véritablement les débuts du cinéma d’Afrique noire en 1963.

Est-ce un hasard ? Cannes 2013 semble ainsi présenter dans la même session, à la fois la naissance et l’aboutissement actuel aussi bien du cinéma tunisien que du cinéma d’Afrique noire ! Espérons seulement qu’il ne s’agit pas de tourner la page, une fois ce devoir accompli !

Il ne nous reste plus à présent que de nous payer le luxe de faire le contraire de ce que font la plupart des médias occidentaux qui parlent d’abord essentiellement des « Stars » et des cinéastes du «Nord», avant de consacrer quelques lignes en bas de page à nos films du « Sud » : Dans une prochaine livraison, nous vous parlerons donc des autres films de la compétition officielle de Cannes 2013, où figurent d’anciens lauréats de la Palme d’or ayant tous tourné à Hollywood dans leur carrière, des inconnus nommés Roman Polanski, Joel et Ethan Coen, ou encore Steven Soderbergh, et qui seront jugés par un jury présidé par un certain Stephen Spielberg !

F. B.

 

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