Il y a dix ans, la faillite de la Lehman Brother, l’un des joyaux de Wall Street, allait déclencher l’une des plus importantes crises financières de l’histoire contemporaine. C’est le 15 septembre 2008 que le secrétaire d’Etat au trésor de l’époque, Henry Paulson, vers une heure du matin, informe Richard Fuld, le patron de la banque d’affaires, surnommé « la gorille » pour ses méthodes de management expéditives, que le gouvernement américain ne sauvera pas sa banque. Pourtant, Richard Fuld a cru jusqu’au bout qu’on ne pouvait pas lâcher la Lehman. Mais, la messe était dite depuis quelques heures : l’administration américaine avait décidé de faire un exemple pour punir cette dérive de la sphère financière et l’aventurisme des traders emportés par la folie du gain. Mais aussi, le poids du passif de la banque avait atteint 613 milliards de $ et était très élevé pour que le trésor puisse envisager de la soutenir. Les dernières tentatives de reprise de la Lehman avaient échoué. Désormais, il ne restait plus à l’avocat de la banque qu’à annoncer sa faillite, ce qui fut fait quelques minutes après l’annonce de la décision du trésor et de la FED.
Cette annonce sera à l’origine d’une onde de choc et d’une fureur qui va emporter la planète Finance. En effet, dès le lendemain, toutes les bourses mondiales vont plonger et cette faillite fera tâche d’huile dans le système financier mondial et le mettra au bord du précipice. C’est une course contre la montre qui va commencer à travers les grandes capitales et dans les grandes institutions pour sauver le capitalisme mondial. La faillite de la Lehman va nous montrer l’ampleur du désastre financier et des risques pris par des traders cupides et confiants dans la justesse de leurs modèles mathématiques. La crise des subprimes va devenir un phénomène global qui mettra à nu la finance de casino qui s’est développée et s’est mondialisée à partir du début des années 1990 pour devenir le chantre d’une post-modernité triomphante face aux rigidités du monde révolu de la modernité.
La question que tout le monde pose après cette débâcle est de savoir si le monde a su maîtriser la finance casino et mettre fin à la cupidité des traders et à leur aventurisme sans fin et la prise de risque inconsidéré.
La réponse à cette question est plutôt mitigée. Certes, les pouvoirs publics et les institutions internationales ont su répondre à cette crise dans l’urgence et avec une grande célérité pour éviter qu’elle ne débouche sur la fin de l’ordre libéral et du capitalisme mondial. Les réponses à cette crise ont été à deux niveaux. D’abord, les réponses de court terme : il fallait sauver de la faillite les banques largement embourbées dans la crise des subprimes. Ainsi, la plupart des pays du G7, et particulièrement les Etats-Unis, ont engagé d’importants programmes de sauvetage des banques à effets systémiques, les too big to fail, ainsi que les grandes sociétés d’assurance, n’hésitant pas à nationaliser les plus affectées et ignorant par la même les sacro-saints principes du capitalisme et de la capacité des marchés à réguler l’ordre économique.
Parallèlement à ces réponses de court terme mises en place dans l’urgence, la communauté internationale a pris une série de mesures de moyen et long terme dont l’objectif est de favoriser une plus grande supervision et contrôle des activités bancaires et financières et de mettre sous tutelle l’euphorie maladive des traders. Une page est alors tournée dans l’histoire éphémère de la folie financière et l’avènement des nouvelles règles dans le cadre de Bâle III va chercher à imposer une plus grande solidité bancaire et une aversion au risque. Ainsi, on a imposé une séparation entre les banques de détail et les banques d’affaires. Par ailleurs, on a exigé des banques de renforcer leurs fonds propres. De plus, la supervision des activités bancaires par les autorités de régulation est devenue plus exigeante. Il faut aussi noter des exigences plus fortes en matière de compliance. Enfin, les autorités de supervision ont réussi à imposer un certain encadrement des revenus des traders afin de réduire cette course au gain et essayer de maîtriser la cupidité de ces nouveaux héros de la post-modernité heureuse.
Ces réformes et leurs exigences ont-elles mis les grains de sable nécessaires pour empêcher la roue de la fortune financière de tourner à plein régime comme c’était le cas avant la crise ? Certes, elles ont contribué à réduire les risques et à conduire à une plus grande maîtrise des dangers, mais force est de constater que les loups de la finance et la bulle financière sont de retour avec leurs lots d’inquiétudes et de peurs pour l’avenir. Un chiffre qui sonne comme un avertissement ! En dépit des tentatives de maîtrise des revenus et des bonus des traders, ils sont partis de plus belle à la hausse. En effet, les traders de Wall Street se sont partagé au printemps dernier la coquette somme de 31,4 milliards de $ sous forme de bonus pour l’exercice 2017, soit en moyenne de 184 220 $ par trader, la moyenne la plus élevée depuis 2006 qui était de 191 360$.
Mais, plus globalement, les inquiétudes sont grandes aujourd’hui devant la formation d’une nouvelle bulle financière qui a profité des largesses des politiques expansionnistes des banques centrales afin de sauver la croissance mondiale et d’échapper à une grande déflation comme celle de 1929. Quatre facteurs essentiels sont à l’origine de ces angoisses et de ces inquiétudes quant à l’avenir de l’économie mondiale et du risque d’une nouvelle crise comme celle de 2008/2009. Le premier motif d’inquiétude concerne la montée de la finance de l’ombre ou du « shadow banking » qui comporte les fonds d’investissement, les hedge funds ou les sociétés de capital d’investissement qui échappent à toute régulation ou supervision bancaire. Or, cette finance a atteint de nos jours des montants importants, estimés à la fin de l’année 2016 à près de 100 000 milliards de $, et qui peuvent à tout moment mettre en péril le système financier mondial. Un autre motif d’inquiétude pour les observateurs concerne la plus grande opacité et la complexité croissante des opérations sur les marchés financiers avec notamment le retour des opérations de titrisation qui ont été au cœur de la crise des subprimes qui rendent la supervision et le contrôle difficile à mettre en place.
Parallèlement aux préoccupations d’ordre financier, deux autres motifs d’inquiétude plutôt d’ordre macroéconomique sont au centre des questionnements des experts et des analystes. Le premier concerne l’emballement des dettes mondiales estimées au milieu de l’année 2017 à près de 170 milliards de $. Il s’agit d’une bulle qui pourrait éclater à tout moment et mettre en cause l’équilibre du système financier et bancaire mondial. Le second motif de préoccupation est lié à la crise aiguë que traverse un grand nombre de pays émergents dont la Turquie, l’Argentine et le Brésil, faisant peser une plus grande incertitude sur les marchés mondiaux.
En définitive, dix années après la chute de la Lehman Brothers et la plus importante crise financière mondiale, le ciel de la finance mondiale semble s’assombrir de nouveau et les nuages deviennent menaçants. Les réformes mises en place afin d’assurer une plus grande maîtrise de la finance casino et la cupidité des traders éprouvent les plus grandes difficultés face à l’aventurisme de la planète finance et nous laissent prévoir des turbulences encore plus fortes et des crises financières encore plus graves en l’absence d’une nouvelle prise en main. n
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