Par Khalil ZammitI
Pour la puissance occupante jusqu’aux années cinquante, les « fellagas » furent des bandits planqués dans les maquis, Munis d’une allumette et d’un fusil, les hommes de Sassi Lasoued ou de la Lazhar Chraïti qui vouaient les récoltes coloniales aux bons soins de l’incendie. Par leur action armée, ces résistants contribuaient à l’évacuation du colon pour la fondation de l’État indépendant.
Selon le « suprême » timonier de l’insurrection, la Constitution sera démocratique. Après l’époque héroïque, les milices de l’ère postcoloniale secondèrent la police pour mâter les Tunisiens peu enclins à livrer un blanc-seing aux tenants de l’exclusivisme destourien. Avant de parvenir à Zaghouan, où Abdejlil Témimi organisait un débat contradictoire, je dis à Mohamed Sayeh :
« La discussion sera politique et sans qualificatifs agressifs, mais ils ne vont pas te caresser dans le sens du poil ».
« Qu’est-ce à dire ? »
« Eh bien, la milice par exemple ».
Mohamed Sayeh demeure pensif un moment puis répond : « Sans des hommes pour tenir la rue, un homme politique n’en est pas un ».
Plus tard et après un séminaire tenu au « Collège de Tunis », j’arpentais la rue El Marr avec Mohamed Sayeh. Tel une ombre surgie d’outre-tombe, un ancien homme de main vient vers Sayeh, lève les bras, manifeste sa joie et dit, ému : « aârfi ! aârfi » (mon patron ! mon patron !) gêné, très gêné, Mohamed Sayeh évite le regard admiratif, invite l’homme à s’éloigner par un geste furtif mais significatif et murmure « bahi, bahi pour dire « ça va, ça va, casse-toi ! ».
Abel et Caïn
Lors de retrouvailles après une si longue absence, les fiers de leur mission accomplie auraient festoyé sans renier le glorieux passé. Mais pour Sayeh, sa rencontre avec l’un de ces revenants fut inamicale et même glaciale. Il ne peut respirer l’air du temps sans l’arôme du reproche partout présent. Parmi les accusations mentionnées par Noureddine figure la torture infligée aux étudiants incarcérés.
Ongles arrachés ou carrières brisées enjolivent le tableau des stigmates hérités. Avant sa bifurcation idéologique vers le système à esprit de parti unique, Sayeh, ce dur parmi les durs suivit la piste communiste. A ce titre, Gilbert Naccache, Ahmed Smaouï, Hichem Skik, Mohamed Charfi, Salah Zeghidi et tant d’autres mal aimés du régime totalitaire furent ses frères.
Pour le directeur du parti incriminé, comment échapper à l’évocation de l’horreur inoubliée. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
Après les fellagas montés à l’assaut des colons français voici venus les tenants de la « felqa », ce machin utilisé contre les Tunisiens éclairés. D’une milice à l’autre, la transformation sociale modifie la trajectoire de la navigation sur les eaux claires de la gloire ou par dessus la fange noire de la marre aux canards.
Devancières de « nos enfants » les milices destouriennes lèguent le style de la police parallèle aux prétendus protecteurs de la Révolution.
De nos jours, les multiples escadrons des LPR affectèrent le bâton à la « réislamisation » des koffars.
Le cheikh fidèle à J. Austin
Mais par delà les bons services et les piètres sévices des milices, dans les trois cas de figure déployés depuis la guérilla libératrice, l’emploi de la force extra-officielle paraît avoir partie liée avec le critère défini par Max Weber. Tout au long de la rétrospective, clignote la célèbre formulation : « L’État est une communauté humaine qui revendique avec succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique sur un territoire déterminé ».
Une prise à la lettre de l’énonciation max-weberienne tend à fourrer dans le même sac fellagas, LPR et milices destouriennes. Ici et là, un emploi de la violence physique opère à la barbe du monopole étatique.
Cependant Sassi Lasoued ou Lazhar Chraïti, différents de Mohamed Sayeh et celui-ci serait indigné par son assimilation à Imed Dghij où il subodore le pire. L’analogie formelle des rengaines maquille des contenus hétérogènes. Dès lors, le mot de Max Weber suggère son adaptation aux différentes situations. Au cas où l’État serait colon, l’unique violence légitime devient celle de l’insurrection.
L’ordre appelé illégitime, à un moment donné légitime ; le désordre déployé pour canaliser la transition vers un nouvel ordre. Aujourd’hui, les partisans de l’État civil démocratique et laïc perçoivent, dans les LPR, le mélange de la violence illégale avec le spectre de l’inquisition théocratique. Le sens n’existe pas sans donation de sens, car, pour une part de la population, la charia n’est pas le droit. Les débats, houleux, à l’Assemblée, illustrent cela. Mais si les amis de Ghannouchi l’emportent aux prochaines élections, les parchemins signés seront déchirés pour libérer la voie orientée vers le sens d’une autre donation de sens.
En l’an 1967, Austin titrait l’un de ses ouvrages « Quand dire, c’est faire ». Depuis, chaque jour ce propos ne tombe guère dans l’oreille d’un sourd.
Gabegie et valse des prix
Ecoles coraniques, jardins d’enfants et mosquées mettent en pratique la formule de J. Austin à l’instant même où les jihadistes pourchassés continuent à piéger les forces de sécurité.
Cependant, l’évidence du laxisme troïkiste exhibé depuis la Révolution excelle dans l’art d’inscrire l’étatique et le sécuritaire au dictionnaire des abonnés absents. A son tour, la déliquescence de l’autorité source la généralisation de l’insécurité.
Depuis le 14 janvier, la voyoucratie passe en contrebande sous le couvert de la démocratie. Le banditisme sordide pavoise du nord au sud. Ce vendredi 7 mars notre équipe de recherche dirigée par l’ingénieur agronome Fethi Goucha mène l’enquête à Sejnane. Sur les bassins versants pleurent les arbres calcinés dont la destruction accentue les effets dévastateurs de l’érosion. Nos accompagnateurs de la « cellule territoriale de vulgarisation » (CTV) pointent le doigt vers les dégâts et nous disent : « Les incendiaires courent toujours mais désormais les policiers commencent à desserrer l’étau qui nous étouffait ».
Propriétaire d’une parcelle de six hectares au lieu dénommé Bouâouej, le paysan-pasteur Ahmed El Mechergui me dit : « Les intermédiaires ont toujours été gloutons, mais depuis la Révolution, ils profitent encore davantage de la pagaille et ils sont devenus des rapaces. Ils règnent en maître sur le marché rendu pire que la jungle. Ils m’ont fait vendre ma première livraison de pastèques à 600 millimes le kilo. A la seconde, je n’ai pu obtenir que 450 millimes. A la troisième, le prix devait encore baisser jusqu’à 200 millimes. Alors j’ai préféré m’en retourner avec mon camion plein et j’ai déversé quatre tonnes par terre pour les donner à mes vaches ». La même relation réapparaît à chacune de nos rondes, laxisme, banditisme et débâcle économique se répandent. A cet ambiant où les hors la loi occupent les territoires évacués par l’État, les milices protectrices de l’inquisition contribuèrent avec la bénédiction de leur papa. Maintenant, l’implosion des protestations remet au goût du jour la question de leur dissolution. Par delà l’espace étendu et le temps révolu, Verlaine, ce visionnaire, suggère au père de congédier ses enfants déchus :
« En route, mauvaise troupe !
Partez, mes enfants perdus !
Ces loisirs vous étaient dus.
La chimère tend sa croupe »
Kh. Z.