Farhat s’est réveillé, comme tous les matins, plein d’entrain et d’optimisme. Il regretta l’absence de sa femme, partie depuis trois jours rendre visite à sa mère souffrante à Jendouba. Sans sa femme, il se sentait complétement perdu. Il n’a jamais su se préparer quelque chose à manger, même pas un plateau de petit déjeuner. Gourmand, il ne sort jamais de chez lui sans se mettre quelque chose dans la panse.
Farhat fit un effort considérable pour se préparer un café au lait et des œufs durs. Il arbora une mine réjouie en allant chercher dans le tiroir d’une vieille coiffeuse de sa femme, en face du lit et dont il était le seul à avoir la clef, un sifflet militaire qu’il avait acheté, il y a de cela plus de trente ans, chez un brocanteur du centre ville.
Il siffla tout son soûl en parcourant en pyjama le grand appartement, en long et en large. Il fit aussi quelques gestes suggérant l’arbitre de football ou l’agent de la circulation. Jamais personne n’a été témoin de ce grain de folie qui l’animait quand il était seul. Il n’en avait que rarement l’occasion, car sa femme, entièrement dévouée à lui, ne sortait presque jamais de chez elle. Il n’interrompait ses sifflements que pour mettre de temps à autre un œuf entier dans sa bouche après avoir enlevé nerveusement la coquille et qu’il déglutit presque sans mastiquer.
Vint enfin le moment auquel il apportait jour après jour le plus grand soin. Ce matin, il mit un peu plus de temps à choisir un costume et une chemise, comme il faisait, lors des journées particulières, lorsque, avant de partir en retraite, il y avait un congrès ou une rencontre avec ses supérieurs du parti, un haut fonctionnaire, un ministre ou même, parfois, le Président de la république.
Il faut dire que l’élégance vestimentaire n’a jamais été son fort ; pour lui, il suffisait qu’un costume ne soit ni sale ni rapiécé pour faire l’affaire. Depuis qu’il est parti à la retraite, il ne s’est jamais soucié de renouveler sa garde-robe, et tous ces costumes étaient ridiculement démodés.
Au moment de mettre sa cravate, il eut une moue contrariée qu’un témoin neutre, habitué au jeu des comédiens, aurait pris pour un début d’infarctus. La veille, avant de se coucher, il a dénoué sa cravate, oubliant que sa femme n’était pas là, pour la lui renouer ; lui-même, il n’a jamais su nouer une cravate.
Comment faire ? Le juge des affaires d’héritage qui a instruit sa plainte contre sa sœur, les a convoqués, pour une entrevue de conciliation avant le procès. En fait, le juge a été manipulé par Farhat et cédé à sa volonté de faire pression sur sa sœur, de l’intimider. Il demandait à sa plus jeune sœur de vendre la maison familiale, afin qu’il puisse toucher sa part en sonnantes et trébuchantes ; il était confiant, sûr d’un dénouement en sa faveur.
Depuis plus de trente ans, Farhat n’est jamais sorti sans cravate, même pas les dimanches et jours fériés, même pas lorsqu’il était, en été, en vacances à Maamoura. Sans cravate, il se sentait nu, dépourvu de son assurance et de ses moyens. Il fit rapidement le tour de la question et ne trouva aucune solution. Il n’allait quand même pas demander de l’aide à un ami ou à un voisin et reconnaître qu’il n’était même pas capable de faire un nœud.
Il consulta sa montre et se rendit compte qu’il n’avait plus beaucoup de temps.
Dans le taxi qui l’attendait devant la porte et qui était sa propriété, puisque dans le souci de ne pas payer les frais d’une voiture et les charges d’un chauffeur —lui-même n’a jamais passé le permis de conduire— il a transformé sa voiture personnelle en taxi et a fait obtenir à son chauffeur le permis pour taxis et voitures de louage. Ainsi, son chauffeur était à sa disposition lorsqu’il avait besoin d’être conduit quelque part et lui rapportait de l’argent lorsque le véhicule vaquait au transport du public.
Abdallah, le conducteur, le regarda avec inquiétude et lui lança : Qu’est-ce qui vous arrive chef, vous n’êtes pas bien ? Farhat se dit que, à part la cravate, il ne devait pas être en bonne santé, ce qui le démoralisa d’autant plus.
Il arriva au palais de justice, soucieux, diminué et c’est exactement ce que pensa, en le voyant le col ouvert, dépourvu de sa dentelle, sa sœur qui, loin de se réjouir, s’inquiéta, tellement elle avait, à son corps défendant, encore de l’affection pour son frère ainé qu’elle appelait encore aujourd’hui Khouïa Lekbir.
Dans les couloirs du palais de justice, il s’assit en face de sa sœur, puis, voyant son regard peser sur lui, il se déplaça et alla s’asseoir à côté d’elle, en marquant tout de même un petit éloignement..
Il se permit de la regarder discrètement. Une sœur qu’il a élevée, éduquée parce qu’elle était la plus jeune et que sa mère, avant de mourir, lui avait recommandé de protéger, de la traiter comme ses propres enfants, parce qu’elle était la seule fille de la fratrie.
Il voulut chasser ces idées qui peinent et se souvint que dans son affolement de tout à l’heure, il avait oublié les petits cadeaux pour le commis, le greffier et le beau cadeau pour le juge.
Renouer à défaut de nouer
C’est à ce moment que Ajmi, une vieille connaissance du parti, se baissa sur lui et l’embrassa sur les deux joues. Il le regarda avec curiosité et lui assena, sans hésiter : ton état n’a pas de quoi rassurer, que t’arrive-t-il donc ? Question à laquelle Farhat évita de répondre, en se dépêchant de questionner à son tour Ajmi : raconte ! Comment profites-tu de ta retraite ? Ajmi, n’attendait que ça. Il se lança dans un long discours sur les multiples procès engagés par lui et qui meublent bien son temps et lui rapportent parfois de l’argent ; il argumenta contre les dérives de la justice expliquant à un Farhat préoccupé qu’on devrait inventer le Tribunal des petits procès pour répondre aux besoins des victimes, comme lui, dont le préjudice est relativement peu important. Ce qui accélèrerait la procédure et lui éviterait les frais d’un avocat, sauf cas exceptionnel. Le plaignant ne paierait plus que le prix de l’ouverture du dossier à la Cour… Evidemment, ajouta-t-il raisonnablement, le nombre de plaintes, pour une même personne, serait limité afin d’éviter les abus.
Farhat connaissait ce côté chicaneur de Ajmi qui était champion pour trouver des prétextes à procès. Nombreux parmi ses connaissances faisaient appel à son savoir étendu et à son expérience dans le domaine. Lorsqu’il n’était pas au tribunal, il donnait bénévolement des conseils juridiques à ses amis et aux gens qu’ils lui envoyaient au café du centre ville qui lui tenait lieu de bureau. Hier encore, une femme est venue le voir, de la part d’un ami commun, pour lui demander si elle avait une chance de récupérer les bijoux offerts par son fils à une fiancée qu’il a fini par ne pas épouser. Un autre retraité désœuvré qui passe son temps à discutailler et à lire les journaux dans le hall d’un grand hôtel du boulevard, où il organise ses rendez-vous en évitant de consommer, est tombé, victime d’une chaise brisée, est venu lui demander s’il pouvait espérer quelques subsides. Ajmi l’envoya voir un médecin de ses connaissances pour inventer un préjudice physique et porter plainte.
L’homme était aux anges et en profita pour lui exposer un autre cas de figure : sa bonne couchante qui a abusé de la dette qu’il lui a concédée chez l’épicier du coin pour son propre ménage et poussé le crédit à plus de mille dinars en deux mois. Ajmi lui répond que là, ce n’était pas possible, parce que la loi ne protège pas les sots.
Le soliloque de Ajmi fut interrompu par l’appel à Farhat et à sa sœur à rejoindre le bureau du juge, lancé par un commis nonchalant qui en profita, dans l’espoir d’une petite récompense, pour pousser un soupir invocateur sensé marquer son indifférence aux hommes et sa proximité avec Dieu.
Farhat se retrouva devant une jeune juge qu’il ne connaissait pas. Mais l’absence du fonctionnaire qui aurait dû être là, à sa place ne l’a pas contrarié. Il avait de toute façon perdu tous ses moyens, il n’avait pas envie de parler, il se toucha le menton puis descendit jusqu’au col de la veste et versa une larme sur la viduité de sa chemise blanche. Il laissa sa sœur défendre sa cause sans aucune animosité et se contenta, lorsque la femme de loi lui demanda de défendre sa cause, de balbutier : ce n’est pas ce que j’ai voulu ! Ce n’est pas ce que j’ai voulu ! Donnant presque l’impression de soutenir le point de vue de sa petite sœur.
Rentré chez lui, Farhat trouva, en remettant son costume dans la garde-robe, trois cravates accrochées à un cintre qu’il n’avait pas repéré, le matin, au moment de s’habiller et que sa femme avait nouées avant son départ à Jendouba, sans doute pour lui éviter les déboires qu’il venait de subir.
Par Lotfi Essid