Avec notre réussite dans la gestion et la maîtrise de la Covid-19, et la phase de déconfinement, les questions de santé publique ont commencé à céder la place à la crise économique et sociale. Toutes les études ont souligné que cette crise aura des effets dévastateurs sur les économies qui ne disparaîtront pas en une année, mais qu’ils vivront avec nous durant plusieurs années.
Les pays et les organisations internationales ont mis au point des politiques et des réponses économiques d’une ampleur jamais vue jusque-là, pour faire face aux effets destructeurs de cette crise et limiter son impact violent sur l’économie et la société.
La principale caractéristique de ces politiques est la volonté de rompre avec les politiques conventionnelles pour mettre en place de nouveaux modes de pensée non conventionnels afin de faire face aux effets de la crise.
Ces choix sont présents dans plusieurs domaines, dont le rôle de l’Etat qui est sorti de la neutralité dans laquelle le néo-libéralisme triomphant au début des années 1980 l’avait cantonné. L’Etat s’est alors inscrit de manière forte dans les dynamiques économiques pour sauver les entreprises et défendre les couches sociales les plus défavorisées.
Les politiques économiques ont connu une révolution sans précédent, et une rupture avec ce que les théories néolibérales ont considéré comme la normalité. Les politiques budgétaires ont repris leur activisme pour faire du budget de l’Etat un outil majeur dans la lutte contre les effets de la pandémie. Par ailleurs, les politiques se sont libérées des objectifs de la lutte contre l’inflation pour s’ouvrir à ceux du retour de la croissance et du développement.
Cette pandémie a eu des effets majeurs sur la pensée économique. Les programmes de sauvetage sont venus opérer une rupture sans précédent dans les politiques héritées des contre-révolutions néolibérales du début des années 1980 dans la plupart des pays, mais également dans les grandes institutions internationales, y compris les plus conservatrices.
Cette démarche est significative, de mon point de vue, du fondement des philosophies du sauvetage économique et des sorties de crise dans le monde moderne. Il faut souligner que nous avons traversé d’importantes crises dans l’histoire du capitalisme qui ont failli le mettre à terre et annoncer sa fin. Ainsi, avons-nous connu les premières réelles difficultés du capitalisme à la fin du XIXe siècle, qui a été au cœur du passage du régime concurrentiel au régime des grands monopoles. Puis vint la crise de 1929 qui a failli emporter le capitalisme s’il n’y avait eu le recours à une nouvelle génération de politiques de sauvetage et de gestion de crise qui a permis au monde de retrouver une nouvelle dynamique de croissance forte et au capitalisme de connaître son âge d’or après la Seconde Guerre mondiale.
Les crises du capitalisme vont s’accélérer à partir du début des années 1970. Cette nouvelle vague va commencer avec la décision des Etats-Unis d’abandonner la convertibilité du dollar en or qui aurait pu perturber fortement la stabilité du système monétaire et financier international. Moins de deux ans après, on a assisté à la crise pétrolière suite à l’embargo opéré par les pays de l’OPEP pour imposer une importante revalorisation des cours de l’or noir.
Les années 1990 et le tournant du siècle vont ouvrir la vague des crises financières suite à la libéralisation et à la grande ouverture des marchés financiers. La crise des années 2008 et 2009 sera la plus importante et a mis à mal de nouveau le système capitaliste.
Les crises se sont succédé depuis la naissance du régime capitaliste et ont constitué une constante qui a marqué sa trajectoire historique. Elles ont des origines diverses couvrant un pan assez large allant des crises de productivité, de l’essoufflement des systèmes technologiques ou productifs à l’aventurisme des acteurs financiers. Mais, en dépit de cette diversité, toutes ces crises ont deux points communs. Le premier est relatif à la capacité des régimes capitalistes à y faire face et à mettre en place les mécanismes et les institutions pour en sortir avec les moindres dégâts. Ce vécu des crises a permis à ces régimes politiques et économiques de se construire une expérience importante en matière de gestion des crises pour réduire leur impact négatif sur les économies et la société.
Le second point commun concerne la philosophie et les fondements de gestion des crises et des programmes de sauvetage. L’ensemble de ces politiques était basé sur une idée essentielle qui concerne la rupture avec les politiques en cours et l’avènement d’une rupture épistémologique avec l’ordre existant tant dans la pensée, que dans les politiques mises en œuvre.
La plupart des analyses sont parvenues à la conclusion que les crises sont le résultat de l’incapacité des politiques en place à résorber les difficultés et les contradictions héritées de l’ancien monde. Cette conclusion est à l’origine de la conviction, qui est au cœur des politiques de gestion de la crise, quant à la nécessité de rompre avec l’ordre d’avant et de construire des idées nouvelles pour composer avec les prémices du monde d’après qui commencent à se manifester dans les méandres de la crise.
La gestion de la crise, les programmes de sauvetage et la sortie du monde d’avant reposent sur l’idée et de la philosophie de la rupture et d’une révolution avec le monde d’avant afin de construire le monde de demain. Ce choix épistémologique constitue le fondement des politiques de gestion dans toutes les crises et que nous trouvons aujourd’hui de manière évidente dans les politiques mises en place par les pays ainsi que les institutions internationales dans la lutte contre les effets de la pandémie.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir où nous en sommes par rapport à ces choix et aux révolutions en cours, où nous nous trouvons par rapport à ces démarches et aux réflexions en cours dans les programmes de sauvetage de l’économie.
Il n’est pas facile d’évoquer une conception claire et une philosophie générale pour notre programme de sauvetage. Les déclarations officielles se sont limitées à quelques principes généraux qui ne peuvent pas constituer une vision ou un projet aux contours précis.
Mais, nous pouvons rassembler quelques éléments de ces déclarations qui nous informent sur les choix et les orientations des politiques post-Covid-19. Nous pouvons souligner la faiblesse des politiques et des interventions en faveur de l’économie pour soutenir les couches sociales défavorisées. Par ailleurs, on peut également évoquer l’interventionnisme limité de l’Etat dans les politiques de sauvetage de l’économie.
Mais, la question la plus cruciale concerne le projet de réduire fortement le programme d’investissement public afin de conserver les grands équilibres macroéconomiques. On peut également souligner les choix de la politique monétaire qui a continué à défendre le principe du refus du financement direct au budget de l’Etat en dépit de la crise sans précédent de nos finances publiques, et la disposition de nos partenaires, y compris les plus conservateurs à nous appuyer dans la mise en place de ces choix non conventionnels.
Ces choix de politiques économiques montrent que la philosophie du sauvetage dans notre pays, contrairement à ce qui se fait dans le monde entier, s’inscrit dans les politiques traditionnelles et conventionnelles. Notre pays est en train de nager à contre-courant, et s’inscrit dans des politiques qui ont montré leurs limites dans la gestion des crises du monde d’hier. Ainsi, nos choix de politiques publiques sont-ils restés loin des révolutions en cours et des grandes transformations annonciatrices du monde de demain.
Mais, la seconde partie de notre question concerne les raisons de ce silence et de notre incapacité à innover en dépit du fait que notre monde vit sous le poids des révolutions et des grandes transformations.
De notre point de vue, cinq raisons essentielles sont derrière ce conservatisme et ce déficit d’innovations, de quête de rêve et d’audace. La première raison est probablement liée à l’ampleur de la crise que nous connaissons qui est la plus importante dans notre histoire politique postindépendance. Cette ampleur est derrière les peurs et les angoisses de nos décideurs, qui se trouvent tétanisés devant la gravité de la tâche. Ils se réfugient alors dans les politiques et les choix hérités du passé pour fuir les turbulences du nouveau monde.
Le second élément qui explique le conservatisme de nos choix est lié à la compétence et à la capacité à définir des politiques non conventionnelles. Pour sortir de cette impasse, beaucoup de pays ont trouvé des solutions, comme celle imaginée par le Président Macron, qui a mis en place une commission composée des plus importants économistes, afin de l’aider à réfléchir le monde d’après et les politiques à mettre en place.
La troisième raison de mon point de vue est liée à l’absence d’une mémoire collective des crises dans notre pays. Cette crise est la plus grave dans notre histoire récente et l’absence d’une mémoire collective ne favorise pas la conception de nouvelles solutions et de nouveaux projets.
La quatrième raison concerne la domination des idées et des conceptions économiques classiques qui limitent la capacité d’innovation et de quête de solutions nouvelles.
La cinquième raison est liée à l’influence grandissante des institutions internationales dans la définition des grands choix de nos politiques économiques et qui défendent les choix les plus conventionnels et les plus classiques.
Notre pays traverse aujourd’hui la crise la plus profonde de son histoire politique et économique. Cette situation a renforcé la faillite du contrat social. Cette crise exige des solutions nouvelles et audacieuses. Le plus important aujourd’hui, ce sont la philosophie et les fondements des politiques de sauvetage et de gestion de la crise qui doivent s’inscrire dans les révolutions et les transformations en cours afin de construire le monde post-Covid-19.
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