De la possibilité de la démocratie en Tunisie: Qu’en pense ‘am Lamine, Mondher et madame Chirine ?

Quand Obama ou d’autres chefs d’État félicitent la Tunisie pour sa démocratie, les Tunisiens échaudés subodorent un éloge démesuré. Néanmoins, pareil excès encourage les partisans politiques de l’option démocratique et remet en cause la voie choisie par Ansar acharia. Tout cela occupe les palabres de l’agora. Face au garage de Hay Ettahrir, un motocycliste freine avec peine, insulte le taxiste oublieux, selon lui, d’actionner son clignotant et les badauds interviennent, aussitôt, pour conjurer le prélude à la rixe annoncée par la gesticulation déchaînée.

Une fois l’incendie circonscrit et les protagonistes repartis l’incident nourrit la discussion.

Il inspire garagistes et clients.

Mondher, la quarantaine, électricien de l’équipe, tient ce commentaire : «avez-vous vu comment ce farkh (gamin) ose injurier l’homme âgé ? Il pourrait être son père.»

Jour et nuit ça parle de démocratie. Quelle démocratie ? Dans cinquante-cinq mille ans elle ne sera pas ici. Ces gens-là ne sont pas faits pour la démocratie. Chacun dit épargne ma tête et frappe. L’autre jour, à l’Ariana, j’ai voulu acheter un kilo de pommes.

Le marchand glisse ses doigts entre les rangées de la couche supérieure, saisit la pomme de mauvaise qualité, la cache sous la bonne et place les deux dans le sac. À la deuxième fois je lui dis «ne me donnez pas celles d’en bas.

Il reverse le sac dans la caisse, renonce à me servir et retourne s’asseoir sans mot dire pour terminer son casse-croûte. Ou bien tu acceptes la tromperie ou bien il n’y a rien. C’est ainsi, sauf à Carrefour ou à Géant, mais là tu n’es plus en Tunisie

Un terme, intraduisible, désigne l’astuce nuisible, «iwajah» il dévisage et donne à voir la bonne figure de sa marchandise. Le marchand tricheur exhibe le meilleur et cache le pire. Selon Mondher ainsi vivent, ici et maintenant, les hommes. Au paradis perdu, la femme n’a rien à voir avec la pomme.

Loin d’infliger un démenti à ce premier récit, madame Chirine enfonce encore davantage l’épine «pourquoi vous casser la tête ? La démocratie court dans un oued et les Tunisiens courent dans l’autre.

J’ai vendu ma voiture depuis dix ans.           L’acheteur commet depuis plusieurs infractions et je reçois les contraventions. Sûre de mon bon droit je ne paye pas. La somme est devenue énorme et je viens de recevoir une convocation. Il a laissé la carte grise en mon nom et je n’ai gardé, ni contrat, ni aucune preuve. Il m’a fallu prendre un avocat. L’argent gaspillé, le stress et le temps perdu sont dus à la tromperie. C’est de la démocratie ?»

Am Lamine, le patron, soixantenaire et mécanicien hors pair, oppose un avis contraire. «Je suis d’accord, mais nous sommes au début et il faut continuer. Il y a des gens irréguliers dans tous les pays. J’ai voté pour si El Béji.

Ses adversaires le critiquent à tort et à travers, mais il est démocrate, il gagnera et il rendra le pays démocratique

Mondher ne lâche pas le manche après la cognée.

Tenace, il renvoie la balle à son coéquipier. «Avant cette génération de voyous la Tunisie était démocratique.

Dans ma jeunesse je n’osais jamais passer devant le café où mon père et mon oncle pouvaient se trouver.

Aujourd’hui encore, mon frère moins âgé d’à peine deux ans ne fume pas devant moi. Avant, quand le bandit le plus endurci croisait l’homme au grand âge il baissait les yeux.»

L’approbation de madame Chirine ajoute une précision à cette appréciation. «Ton frère ne fume pas devant toi, mais comme lui, aujourd’hui, nous n’en trouvons qu’un ou deux. Ya hasra, depuis qu’est tombé sur nous ce hijouj et majouj de hay naguez, hay Ettadhamen ou hay Ettahrir, les gens biens ont disparu». Mondher paraît piqué au vif et réplique, «ah non, madame, s’il vous plait, ne parlez pas comme ça ! Mon père vient de Jendouba, je suis né à hay Ettahrir et j’y vis toujours.»

Les yeux rivés sur les soupapes et le joint de culasse à réparer, am Lamine réfute ces propos d’un seul mot : si El Béji, si El Béji, si El Béji. Par cette répétition il apporte sa contradiction à l’impossibilité de construire la démocratie en Tunisie.

 

La vertu

Pour Mondher, l’indice de l’éthos démocratique serait le respect du plus âgé. Par-delà l’espace et le temps, les égards dus représentent la suprême vertu. Elle surplombe la transition de l’ancienne à la nouvelle société. Le manque d’égards vide la Constitution de toute signification.

Des voix conseillent à Béji et à Marzouki de raison garder.

La compétition ne doit pas sabrer le respect. Cependant, l’ample transformation de la société modifie le sens donné au mot respect. Par la voix de Mondher, le sens commun lié aux vieilles catégories de pensée établit une homologie entre la vertu et le respect du plus âgé. Aujourd’hui et sur le papier, le gamin giflé par son père pourrait porter plainte contre lui auprès du juge d’enfants. Eu égard à la doxa démocratique, il n’y a ni classes d’âge, ni homme, ni femme, ni noir, ni blanc, ni beldi, ni barrani, tous, vous êtes undevant la loi. Dans ces conditions, l’éthique transcende la politique, car le passage du réel vers une certaine vision de l’idéal peut favoriser le carnage. Pourtant admirateur de Rousseau, Robespierre instaurait la terreur dans le sillage de la révolution et le sanguinaire prospérait sous le diadème de «l’Être suprême». À la fin de son ouvrage titré Généalogie de la morale, Nietzsche écrit «pour construire un sanctuaire, il faut qu’un sanctuaire soit détruit. C’est la loi». Aujourd’hui Abou Bakr et Baghdadi pourrait dire «pour construire l’État théocratique, il faut que l’État civil soit détruit. C’est ma loi.»

De curieuses interférences jettent une série de passerelles entre les domaines les plus hétérogènes de la condition humaine. Elles entremêlent philosophes, égorgeurs sans foi ni loi, tenants du sens commun et politiciens aux abois dont certains aboient comme chacun le voit. Tous opinent, mais donnent à voir leur idée pour l’unique et ultime vérité. De là sourd le recours à l’argument du bâton ou à celui de la majorité pour couper court à la confrontation des représentations.

Rousseau percevait le risque sanguinaire de la domination majoritaire.

L’absence de sens assignable à l’existence offre, parfois, l’occasion d’énoncer n’importe quoi.

 

C’est la faute à la campagne

Madame Chirine, la citadine «d’origine», incrimine la submersion de la ville par la déferlante venue des campagnes. Ainsi chemine l’agonie de la démocratie en Tunisie.

Avec l’itinéraire d’un père déraciné, Mondher prend la défense de la ruralité pour imputer la mort des pratiques démocratiques à l’entropie du sens éthique. Ancien ou nouveaux, les mondes sociaux détiennent leurs codifications morales, mais dans tous les cas de figure les raisons de l’incivilité outrepassent les déterminations collectives, transitionnelles ou pas et maintiennent partie liée à une certaine liberté humaine. L’un parle et met à contribution les cordes vocales de sa gorge quand l’autre égorge. La bipolarisation, processus irréductible à sa médiatisation, origine l’opposition des prises de position, les unes langagières et les autres meurtrières. L’idéologie réfutée par les enturbannés tire vers l’avenir la structure sociale où il est question de spécifier la fonction de la religion dans la transition impulsée par la Révolution. Le CSP de Bourguiba et le combat engagé par Chokri Belaïd jalonnent la trajectoire mal-aimée des barbus, depuis l’Indépendance à aujourd’hui. De ce conflit dépend la réponse à l’interrogation rapportée à l’air du temps : la démocratie est-elle possible en Tunisie ? Les dédales et les détours à suivre au fil des jours hantent les séquestrés de l’attente permanente. Hélas ! La transformation du monde social n’a rien à voir avec la fin de l’histoire, et la surprise demeure sans cesse de mise. Aujourd’hui le Bardo réunit les élus du peuple et aucune dérive ne pervertit l’ambiance festive.

Privé d’invitation, le président de la République émarge au registre des abonnés absents. Par cet épisode l’aréopage lui adresse un message où l’esprit chagrin subodore le prélude au second «dégage». Pour l’instant, Béji et Marzouki, le caniche, jusqu’ici, de Ghannouchi renvoient l’un à l’autre la balle des coups bas au moment où Abou Iyadh courtise l’Émir et guette à Derna.

L’état des lieux et sa complexité ont partie liée avec la question posée. Au plan de l’investigation, une mine d’informations illumine le garage de am Lamine. À l’aulne de l’exploration il n’y a ni bases populaires, ni hauteurs philosophiques, ni sommet de l’État.

Un ultime enseignement fuse de ce constat au moment où la mégalomanie galope après les mirages du palais. En dépit des luttes feutrées ou déclarées, l’égalité, l’abolition des grands airs et la fraternité fondent l’unique dignité. Entre Mondher, son père et son frère prospère le respect, mais hélas ! Dans l’ancienne société, les relations de dépendance enrobent les rapports de proximité.

Dans ces conditions, la critique du passé par le présent mitigé pointe vers l’avenir de l’éventuelle modernité. Ainsi va le pari sur la démocratie entourée d’ennemis subjectifs et objectifs, exogènes et endogènes. Voilà pourquoi l’éloge, ni optimiste, ni pessimiste, voit ce que la flatterie amie ne perçoit pas.

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