Fatigué après une rude journée, Yahia se dirige vers son lit en craignant que le sommeil ne voulait pas de lui. Ces temps-ci, il accumule les insomnies de toutes sortes : insomnie pécuniaire, lorsque les soucis d’argent l’empêchent de dormir ; insomnie artistique lorsqu’il ne ferme pas l’œil de la nuit après avoir vu un film épatant ou lu un livre remuant. Insomnie d’amour, lorsqu’il a envie de sa femme et qu’il est empêché pour une raison quelconque de passer à l’acte : bouderie, paresse… ou parce que, une fois au lit, sa femme s’endort d’un sommeil de plomb qui ne laisse aucune chance au commerce charnel. Cette troisième raison d’éveil forcé n’est plus actuelle, puisqu’il a quitté depuis un mois le domicile conjugal, quelques semaines après le départ de son fils cadet faire ses études de médecine à Sousse. Sa grande fille étant déjà au Canada depuis bientôt trois ans.
Dans ce petit rez-de-chaussée qu’il a loué à El-Manar, il n’a pas de volets à ses fenêtres et, les nuits d’insomnies, lorsque le sommeil n’arrive qu’à l’aurore, il est réveillé par la lumière du jour qui pénètre, d’abord intime et timide puis claire et lucide, jusqu’à devenir insolente. L’appel à la prière qui accompagne l’orée du jour ne parvient pas à consoler Yahia. Il perçoit, petit à petit, le contour des objets et entrevoit les menaces d’un nouveau jour.
Yahia va se préparer du café dans une cuisine minuscule. Il le prépare archaïquement avec filtre, icône et café en grains qu’il moud tous les matins. Il gobe quatre œufs de caille frais. C’est son régime contre ses allergies chroniques : quatre œufs crus par jour pendant près de deux mois. Dans le minuscule espace vert sur lequel donne la fenêtre de sa cuisine, il aperçoit le vieux jardinier enturbanné qui continue à s’occuper, bien qu’il aurait du être à la retraite depuis au moins vingt ans. Le bruit de bêche, qui relègue au second plan celui de la circulation intense de la route principale, plaît beaucoup à Yahia.
Bien qu’il ne ressente aucune faim, il se prépare son bol de céréales, un mélange de flocons de blé, d’avoine et d’orge qu’il compose lui-même pour ses petits déjeuners favoris et auquel il ajoute quelques fruits secs et du sucre de dattes. Il est content de trouver encore un paquet de lait dans un frigo désert, en verse sur les céréales et retourne déguster son muesli au lit.
Depuis que les enfants ont grandi, son épouse lui a plusieurs fois demandé le divorce, fatiguée de son tempérament acrimonieux et de son penchant pour l’alcool, mais il a toujours pensé confusément qu’elle était immature et avait besoin de lui et il ne pouvait pas l’imaginer vieillir sans lui. Jamais, il n’a pensé qu’il était beaucoup plus âgé qu’elle et que c’était à lui de s’inquiéter.
Sa vie avec sa femme a été émaillée durant trente ans de disputes et de démissions, de longs mois de tiédeur auxquels succédaient de toutes petites périodes de réconciliation. De guerre lasse, sa femme a fini par considérer que ces conflits récurrents dans le couple sont quelque chose de naturel, une fatalité contre laquelle personne ne peut rien.
Depuis qu’il a quitté sa femme, il essaie de réfléchir, avec trente ans de retard sur ce qui a pu se passer et ce qui adviendra de lui à un âge où il a plus que jamais besoin de compagnie. Il se sent abandonné, trahi, livré à lui-même. Parfois, une grande peur le saisit. Comment se fait-il qu’il ait raté sa vie avec sa femme ? Il n’a pourtant jamais été insensible en tant qu’homme instruit ayant vécu longtemps en Europe, aux besoins de sa femme, à sa cause, à ses libertés et à ses droits. Comment se fait-il qu’il n’ait jamais pu s’entendre avec sa femme, alors qu’il voit que, autour de lui, des concitoyens de son âge semblent avoir réussi leur vie conjugale ; des gens qui n’ont jamais quitté le pays et qui ne connaissent que leur culture décadente et celle que leur inculquent les télévisions rétrogrades et radicales ?
Dans ce quartier populaire où il a choisi de se retirer à un moment crucial de sa vie, à l’âge où les couples heureux sont enfin disponibles l’un pour l’autre après le départ des enfants, il rencontre tous les jours, de bon matin, les femmes ouvrières qui se rendent dans les zones industrielles et il se défend en les voyant de ratiociner sur l’égalité des sexes et l’esprit de justice qui lui semblent être l’apanage d’une certaine élite. Dans ces quartiers populaires majoritaires, la femme, défavorisée, discriminée et opprimée, mérite pourtant davantage de solidarité, de soutien et de réconfort.
Yahia comprend, bien malgré lui, pourquoi, au moment de la vague de libération ordonnée par Kemal Pacha Atatürk, des femmes turques ont préféré se suicider qu’entrer dans cette ère nouvelle qui les épouvantait. Et les Marocaines qui ont, il y a de cela quelques années, manifesté contre les projets de lois qui promettaient de les émanciper, au grand dam des commentateurs internationaux.
Après qu’il ait quitté la maison, un mystérieux enchantement empêche Yahia de se rendre à son bureau. Il vit quelques heures de vagabondage. Sa voiture pourrie tombe encore une fois en panne et il lui fallait prendre un taxi. Il s’aperçoit qu’il n’a pas le sou. Il fait un kilomètre à pied pour trouver un distributeur de billets. Le distributeur est hors service. Il marche encore un kilomètre pour trouver un autre distributeur qui lui annonce qu’il a épuisé son solde de la semaine. Comble de malchance, en voulant téléphoner à sa secrétaire pour savoir si elle a de quoi payer le taxi, Il se rappelle qu’il ne peut pas appeler de son portable parce qu’il n’a pas payé la facture. Il croit être sauvé en recevant un coup de fil de son ami Mondher qui promet de passer le prendre, mais commence à poser des conditions qui l’indisposent, genre : trouve-toi sur telle grande route à l’intersection de telle grande rue et sois là-bas au plus tard dans un quart d’heure, parce que je ne peux pas attendre. En cherchant la grande route, il se perd dans les petites ruelles et se retrouve dans une voie sans issue. Ensuite, il subit l’impatience de Mondher qui l’attend sur la grande route et qui le matraque de coups de fil. Yahia finit par lui dire de ne plus l’attendre et le prie d’appeler sa sœur pour lui dire de le joindre. Lorsqu’il l’a au bout du fil, il la prie de ne pas bouger de chez elle et de préparer le montant du taxi.
Le taxi roule vers la banlieue nord, à l’opposé de là où Yahia voulait aller. Yahia a tout le temps de méditer ce qui arrive aux hommes de chez nous qui n’appliquent pas les prérogatives du bon Oriental : domination, pouvoir et honneur, en contrepartie, de l’engagement inéluctable- mais variable selon la classe sociale – à pourvoir à tous les besoins de la famille, même lorsque la femme travaille…
Par Lotfi Essid