Par Lotfi Essid
Tous les étés Hédia, mariée à un riche industriel, met sa maison en bord de mer à la disposition de sa famille. Ce n’est pas tant par amour pour les siens; la maison, située non loin de Korba, reste vide toute l’année parce que Béji, son mari, estime que la louer à des inconnus, c’est l’exposer à une détérioration qu’aucun loyer ne peut compenser.
La famille qui se retrouve unie vers la mi-juillet, est composée des parents, Douja et H’med qui vivent au Bardo. Béchir, leur fils aîné, cinquante cinq ans et encore célibataire, a élu domicile depuis vingt deux ans à Bruxelles. Il y a également Mehdi, le second fils, naturalisé Canadien depuis bientôt 13 ans et qui travaille dans le tabac. Smaïl, le plus jeune, qu’on appelle ici par son deuxième prénom Mohamed, est étudiant en comptabilité à Paris, il subvient à ses besoins en travaillant comme pizzaïolo dans le restaurant d’un cousin à sa mère dans le 9e arrondissement. Pour bien profiter de son séjour dans cette spacieuse villa avec piscine, Smaïl vient tous les ans avec une fille différente. Son invitée de cette année s’appelle Luce et tout le monde l’appelle Lisse, à son tour Luce donne à son Jules le surnom Sam.
Comme ils vivent loin de chez eux, un retour des trois frères dans le giron de la famille constitue une pause bienvenue, sans grandes dépenses et sans les risques associés aux vacances : transports, hôtels, restaurants…
La tribu passe généralement un mois dans cette belle demeure avant de cotiser pour la remettre à neuf, juste compensation de leur séjour gratuit. Hédia et Béji, otages de leurs filles, gâtées comme les sœurs de Cendrillon, prennent, à leur tour, une villa en location à Hammamet, à proximité des discothèques, pour éviter à leurs deux jeunes filles les accidents de la route.
Le père, H’med, homme paisible, infirmier de profession, 80 ans et quinze années de retraite active. Il passe ses journées à faire le va-et-vient entre la maison, le marché et la mosquée.
Douja a été toute sa vie sous le joug de H’med qui, sans le faire exprès, n’a rien fait pour la sortir d’une ignorance crasse. La vocation de Douja a toujours été, outre mettre les enfants au monde, de faire le ménage et de veiller au choix et à la préparation des repas quotidiens. À part ça, elle ne sait rien. Elle n’a pas compris, par exemple, que la Tunisie était indépendante et croit aussi, jusqu’à aujourd’hui, que la République n’a pas mis fin à la monarchie. Elle fait l’amalgame entre la colonisation et l’indépendance, présumant que le mot indépendance signifie domination. Lorsque son mari, ne comprenant pas son sage raisonnement, lui rétorque : Il n’y a plus de Français en Tunisie, ya Douja ; elle répond invariablement : et pourquoi? Regarde autour de toi ; déjà chez-nous, il y a une Française différente tous les ans ; elle n’est pas française la fiancée de Mohamed? Dit-elle, en montrant Luce qui, assise en juste au corps, au bord de la piscine, grignote du kaki en suivant la discussion sans comprendre. Elle perçoit cependant le mot Mohamed et regarde Sam dubitative en lui lançant pour la énième fois : mais tu ne t’appelles pas Mohamed!
Constamment torturée par ses obligations domestiques, Douja dicte plusieurs fois par jour à son mari les provisions qu’il doit acheter. Lorsqu’il n’a pas d’argent et qu’il lui demande : pourquoi as-tu besoin de viande tous les jours ya Douja ? Elle répond: pourquoi pas ? Les bouchers, il n’y a que ça ! Le pauvre homme finit par renoncer à la contredire et se débrouille pour lui acheter tout ce qu’elle demande.
Le Professeur et les non-alignés
Hédia, sa fille, a essayé de lui faire prendre des cours du soir, dans le cadre de la campagne d'alphabétisation ; bien vite, l’enseignante lui a dit de ne plus l’amener ; elle a ajouté qu’elle dodelinait tout le temps de la tête pour marquer le peu de cas qu’elle fait de l’enseignement et qu’elle se couvrait le visage à chaque fois qu’elle dictait ou écrivait sur le tableau noir un nom propre masculin.
Béchir, l’aîné, est spécial, il a fait un doctorat d’histoire dont le thème était : la Tunisie et le mouvement des non-alignés et obtenu, il y a seulement huit ans, un poste à l’université libre de Bruxelles. Il est encore aujourd’hui sur les pas de ce mouvement moribond qu’il continue à enseigner avec une grande conviction. En tant qu’universitaire, il a toujours eu une irrévérence face à tout, sans avoir aucun engagement pour rien ; aucune ouverture d'esprit et aucun humour. La dernière fois qu’il a bien rigolé, c’était lorsqu’un professeur émérite, à Bruxelles, s’est trompé sur la date de la conférence de Bandung.
Douja qui sait confusément ce que Béchir fait dans la vie, croit, en l’entendant répéter qu’il est Oustâth Jaamîi (professeur universitaire) et en confondant Jamâa (université) et Jamaa (mosquée) qu’il enseigne dans la grande mosquée de Bruxelles. Elle pense d’ailleurs que Bruxelles est une ville musulmane. Ne voyant jamais son aîné faire ses prières, il lui arrive de dodeliner de la tête, l’air de dire comment peut-on enseigner à la mosquée et être indifférent aux préceptes du bon Dieu.
Des trois frères, seul Béchir prend régulièrement des bains de mer ; ses deux frères, trop contents d’avoir une piscine olympique à leur disposition, préfèrent plonger, à chaque fois que l’occasion se présente, dans l’eau chlorée qui donne des ballonnements à Mohamed et des douleurs articulaires à Mehdi. Quant à Luce, elle s’est vite aperçue que nos plages n’étaient pas faites pour les petites dames en bikini et les zigotos taquins et elle opta pour la piscine.
Deux fois par semaine, Béchir sortait de bon matin avec sa vieille Volvo ; il ne rentrait que le soir, la peau brûlée, l’air d’avoir été exposé au soleil toute la journée. Personne ne lui demandait où il avait passé la journée, mais tout le monde savait sa liaison avec Zohra, une cousine lointaine de quarante ans, divorcée depuis bientôt cinq ans. Zohra ne désespérait pas de convaincre le vieux célibataire de l’épouser et de l’amener au Canada avec sa nichée de trois enfants dont l’aîné n’avait que 17 ans.
Béchir n’avait aucun sentiment pour Zohra ni aucune intention de se lier de près ou de loin à cette famille nombreuse; pourtant il faisait ce qu’on lui demandait de faire. Dans la famille, il se comportait de la même façon. Sans être dispendieux, il est moins grippe-sou qu’on ne le pense. Béchir est simplement resté malgré son âge un enfant gâté et labile. Comme personne ne lui demande de mettre la main à la pâte, il ne dépense jamais rien, laissant à son frère canadien le soin de pourvoir à tous les frais.
Même pas la reconnaissance du ventre !
Il retrouvait Zohra, son fils et ses deux filles adolescentes sur la plage populaire de Tazerka. Là encore, il ne lui serait pas venu à l’esprit de veiller à un climat sympathique, en donnant aux enfants de quoi louer un pédalo ou une planche ou en payant une paillotte parasol pour toute la famille. Non ! Il suit le cortège et ne prend même pas la glacière isotherme des mains de Zohra. Une fois fixé par les enfants, ils s’assoient tous sous le minuscule parasol en tissu. Après avoir fait trompette avec Zohra, il la regarde sortir de sa boîte magique melon, pastèque, sandwichs variés, quelques morceaux de tagine et même de l’harissa et de l’huile d’olive. Il lève sa main dans un mouvement de défense contre cette abondance culinaire, mais après avoir goûté une fois, il ne peut plus s’arrêter, au grand bonheur de Zohra qui voit ces offrandes comme un à-valoir sur le séjour à vie au Canada dont elle rêve.
C’est encore Zohra qui attire son attention sur ce qui se passe tout autour : la relative désertion des plages pendant le ramadan, la recrudescence des tenues strictes et l’intolérance des regards, les jeunes footballeurs importuns, la pollution de l’eau et du sable, etc. Elle tend les petits pains libanais, farcis de plein de bonnes choses, à Béchir en lui recommandant de manger discrètement, parce que c’est le ramadan ; elle en profite pour chercher, en levant la tête, ses enfants disparus entre les vagues depuis leur arrivée, en constatant que l’espace n’est plus suffisamment surveillé et que la radio a rappelé tout à l’heure un bilan faisant état de nombreuses victimes de noyades.
De temps en temps, Zohra se permet quelques coquetteries, étonnantes en considération de la raideur de Béchir : ferme les yeux ! Lui dit-elle, et ne les ouvre surtout pas avant que je ne t’aie dit de les rouvrir ; ce qu’il fait, avec la crainte d’ouvrir les yeux sur un bébé qui l’obligerait à être attaché à Zohra pour le restant de ses jours. Il se rassure en pensant que l’hypothèse était à exclure, puisqu’il n’a jamais couché avec elle. Ouvre la bouche ! Continue-elle, après s’être assurée que personne ne regarde ; il reçoit un Kaak warka succulent qu’il macère longtemps sur sa langue ; je sais que tu aimes ! poursuit Zohra avant de se contenir pour dire à son fils, ressurgi des flots, mouillé et tremblant: sèche-toi bien! Béchir ouvre les yeux en s’exclamant : c’est bon ! Sans même remercier. Lorsqu’ils se quittent, Zohra, debout devant sa Mégane, demande à ses enfants d’embrasser leur oncle et jette un regard attendri à ces accolades touchantes, puis, son regard, soudain durci, semble dire à Béchir : je t’aurai un jour, je t’aurai!
En rentrant de la plage, Béchir, debout au seuil de la cuisine, a entendu son père dire à Douja, dont les consignes d’achats se sont multipliées depuis le début du ramadan : pourquoi Béchir ne tient-il pas avec moi l’anse du couffin ? Béchir sait qu’il a une réputation d’avare. En entendant ces propos, il se dit qu’il faut faire quelque chose. Le lendemain, il revient de la plage les bras chargés des fruits les moins chers sur le marché : pastèque, melon, quelques pêches boutabgaya et des pommes de la grosseur de balles de ping-pong ; il regarde fièrement la fratrie, semblant dire : ce n’est pas tout ! Il retourne chercher dans sa voiture une boîte de millefeuilles en gémissant au seuil de la porte : ah ! Les millefeuilles, c’est mon gâteau préféré !
Au moment de la rupture du jeûne, il s’est senti ce jour-là enhardi d’avoir fait le marché, à l’aise pour manger comme quatre. D’habitude sachant que ses prestations ne méritent qu’une maigre pitance, il se sent gêné en se mettant à table avec la famille. Il s’apitoie sur lui-même en disant qu’il a l’estomac fragile et qu’il ne va manger qu’un peu de salade. Douja, dont il était le préféré, lui jette alors, sans dire un mot, un regard désapprobateur. Alors, il se régale de brik, salade méchouia, couscous et felfel mahchi en se répétant à lui-même: qu’est-ce que c’est bon ! Au cours de la soirée, il continue à grignoter en rotant et il lui arrive même de péter bruyamment devant tout le monde.
De toute la famille, c’est Mehdi qui dépense sans rechigner, il est de loin le plus généreux, sans être le plus riche. Mehdi travaille à Montréal pour un négociant en cigares et il se rend au moins deux fois par an à Cuba. À chaque fois qu’il rentre à Tunis, il ramène à son père une belle boîte de cigares cubains qui valent sur le marché au moins 700 de nos dinars. H’med, fumeur invétéré, a tout essayé : cigarettes, cigares, pipe et tabac à chiquer. Pourtant, il ne veut pas garder les beaux cigares pour lui ; il se dépêche de prendre rendez-vous avec un grand notable, ancien ministre qu’il connaît depuis l’école primaire, pour aller lui offrir en grande pompe la boîte de Bolivar dont il estime confusément qu’elle sied plus au ministre qu’à son humble personne. Au cours de la brève cérémonie de remise des Belicosos Finos, son idole ne lui offre même pas un café.
Une épreuve de Fort Boyard !
Une fois seulement pendant leur séjour à Korba, Douja a demandé à son mari qu’elle appelle, lorsque leurs fils sont présents : Ya Bouhem – Toi leur père ! Mot qui fait rire le jeune Mohamed, parce que, abrégé, il évoque clairement Ya Bhim : toi l’âne ! Elle lui a donc demandé de l’accompagner à la plage pour prendre un bain de mer. Le long des 500 mètres qui les séparaient de la mer, il la protégea du soleil sous un parapluie et tenait dans l’autre main une grande casserole. Maniaque, Douja voulait, en rentrant se laver les pieds à l’eau de mer, avant de rentrer dans la maison ; elle a insisté pour que H’med prenne la casserole au lieu du seau impur mais qui a l’avantage de la poignée. Dans un élan de pudeur excessive, Douja s’était bien couverte, mettant aussi un grand foulard sur sa tête. En rentrant après le bain, H’med a failli perdre l’équilibre, après avoir mis sur sa tête la casserole remplie d’eau. Les commerçants du quartier trouvèrent le tableau des plus pittoresques. Douja marchant majestueusement dans un accoutrement trempé et H’med dont le bermuda commençait à glisser sur son derrière décharné, tenant d’une main le parapluie au-dessus de sa femme et de l’autre la casserole instable sur sa tête.
On ne sait comment elle a su, mais Luce sortit précipitamment de la maison pour prêter main-forte à Bouhem ; en regardant la scène, elle s’est exclamée toute seule : c’est quoi ça ? Une épreuve de Fort Boyard! En entendant H’med appeler son fils Mohamed, elle fit tomber des mains la casserole qu’elle était allée chercher sur la tête du vieux et qui faillit s’écraser sur ses orteils. Douja n’a pas eu le temps de dodeliner de la tête, préférant se venger de Luce en criant: Win Mohamed, Win Mohamed, où est Mohamed ? Et Luce de répondre désespérément : mais il ne s’appelle pas Mohamed ! Puis, au bord des larmes, se tournant vers Sam, accouru sur les lieux : mais tu ne t’appelles pas Mohamed !
Depuis son arrivée, Luce s’est vite formé une opinion sur les membres de la famille. Elle aimait beaucoup la vieille Douja qui mettait beaucoup de patience à lui apprendre à faire la cuisine ; calmement, puisque la mère de Sam ne parlait presque jamais, se contentant de dodeliner de la tête lorsque Luce arrivait à la cuisine en petite tenue.
Il n’a pas échappé à Luce non plus que Douja n’était pas la seule à être silencieuse. H’med n’ouvrait la bouche que pour parler à une assistance indifférente, de la cherté de la vie : les tomates hier à 600 millimes, étaient aujourd’hui à 750, les figues ont flambé ; à la télé, on nous a promis la viande à 14 dinars, eh bien ! Elle était aujourd’hui à 18…
Luce se demandait souvent pourquoi ces gens ne profitent pas comme il se doit des quelques jours de congé qui leur sont impartis ; pourquoi leurs retrouvailles ne se font pas dans une atmosphère active et conviviale ; pourquoi il ne leur vient pas à l’idée de s’enquérir de la vie des autres, au Québec, à Bruxelles, à Paris ou à Tunis ; pourquoi ils n’arrivent pas à faire des promenades ensemble, à s’amuser ou à organiser des jeux de société ? Elle ne les a vu communiquer entre eux que pour se renseigner sur ce qu’il y a à manger. Sam allégua qu’ils ont peur de réveiller d'anciens conflits, jamais résolus, comme la mainmise de leur sœur, pourtant riche par alliance, sur le petit patrimoine familial, une maison sur la grande avenue entre Bab Saadoun et le Bardo, dont elle a transformé le jardin en autant de garages, loués à des prix non négligeables.
Luce a essayé de leur trouver des sujets de discussion auxquels ils ne réagissaient pas ou qui finissaient toujours dans le soliloque. Lorsqu’elle pria Mehdi de leur parler un peu de la Havane, Béchir s’empara du mot pour disserter sur le sommet des non-alignés à Cuba et la déclaration de la Havane de 1979. Il souriait bêtement aux anges, comme s’il y était partie prenante.
Vivre dans l’immobilité
N’ayant aucun ascendant sur personne, Luce essaya de convertir Sam, au moins, en l’initiant à la maîtrise de son temps, à l’organisation de son repos, à la lecture, à ne pas vivre comme la plupart de ses concitoyens, dans l’immobilité, l’agitation inutile et la mauvaise humeur. Elle n’a réussi qu’en partie ; Sam fit avec elle quelques excursions à la montagne, au lac Ichkeul et sur quelques plages désertes auxquelles on ne pouvait accéder qu’en marchant plusieurs kilomètres. Elle ne parvint cependant pas à le faire profiter des spectacles vivants des festivals. Lorsqu’elle lui a demandé de l’accompagner à l’amphithéâtre romain d’El-Jem pour assister au concert de l’Orchestre symphonique de Rome, il a répondu : je n’aime pas la musique classique et encore moins dans un théâtre qui tombe en ruines. Sam a fini par céder, mais Béchir n’a pas voulu leur prêter sa voiture.
Luce a au moins réussi à mettre un peu d’ambiance dans cette villa où les distractions étaient bannies. Elle les a tous allumés avec ses tenues légères, ses va-et-vient en bikini et sa manière bien à elle d’arranger son décolleté ou de tirer le slip échancré sur ses fesses, en pinçant des deux côtés entre le pouce et l’index, produisant ce petit bruit caractéristique du stretch.
On était à la veille du retour au Bardo, Béchir est parti tôt le matin rejoindre Zohra à Tazerka ; il a bien programmé sa journée, dans la perspective de prendre le vol de 21 heures 30 minutes Tunis-Bruxelles ; Mehdi et Mohamed qui ne partent que la semaine prochaine, se prélassaient sur leurs transats, et Luce, en slip et tee-shirt, lisait sur le bord de la piscine, les dernières pages de son livre de poche.
La veille, Mohamed avait commencé à demander à ses parents et frères ce qu’ils pensaient de Luce, comme il l’avait fait les années précédentes avec Claudia et Odile. Sa mère a répondu avec son dodelinement habituel; son père s’est contenté de répondre lapidairement : elle n’aime pas notre religion !
Béchir n’a pas répondu. Il a été très déçu par Luce, le jour où profitant de son absence, il jeta subrepticement un regard sur sa lecture, après s’être réjoui en lisant le titre: Histoires et intrigues, il fut déçu de découvrir un vulgaire roman de quat’sous et il referma le livre en faisant la moue, convaincu que cette Luce ne valait rien.
Mohamed se tourna vers Mehdi: Comment tu trouves Luce ? Mehdi, moins compliqué que le reste de la famille, se souvint rapidement des quelques moments de plaisir que Luce lui a procurés à chaque fois que, profitant de ses tenues légères, il l’a maté sous toutes les coutures. Il répondit sans hésiter : elle est très bien Lisse !
Mehdi profita de ce doux intermède pour évaluer son séjour.
Il se dit que, encore une fois, il a dépensé pour tous les autres, et que son frère aîné se débinera, cette année aussi, sans payer sa part pour la mise à neuf de la maison d’été. Mieux eût valu rester chez-moi, concluait-t-il. Mais, en pensant à ses parents, il s’était dit qu’il jetterait un coup d’œil sur cette formule de voyage-ricochet qu’il a lue dans Jeune Afrique et qui permet de tromper la vigilance de la famille pour aller passer une semaine ailleurs avant de les rejoindre de nouveau, comme si de rien n’était. Une pause à Malte, tiens ! Ou à Palma de Majorque, se dit-il en lorgnant la croupe de Luce qui venait de passer devant lui.
Un mois plus tard, Hédia et son mari Béji allèrent chercher H’med et Douja au Bardo pour se rendre à Korba. Une visite de contrôle coutumière, pour s’assurer de l’état de la maison après les travaux. H’med rendit les clefs à son beau-fils en lui exprimant sa vive reconnaissance.
Lorsque H’med demanda à sa fille Hédia pourquoi elle n’a pas fait un saut à Korba, pour dire bonjour à ses frères, elle commença, devant son mari, à larmoyer sur leur indifférence à l’égard de ses filles qu’ils n’ont jamais invitées dans leurs pays d’accueil ; elle s’attaqua ensuite à leur ingratitude alors que nous renonçons tous les ans à notre villa pour aller louer à Hammamet, concluait-t-elle en adressant un regard complice à son mari. H’med coupa court à ces complaintes qui se répètent tous les ans, pour rappeler le coût des quelques travaux, les honoraires du maçon et du peintre et comment ses frères ont vaillamment assuré ces dépenses. Ahmed chercha des yeux le consentement de sa femme qui lui rendit un regard peinard sans même dodeliner de la tête. Un Hasilou de Béji, suivi d’un bref regard sur sa montre, et tout rentra dans l’ordre. Je suis sûr, chuchota-il à sa femme en sortant, que ta mère a toujours joué à l’idiote pour ne pas avoir à arbitrer vos conflits.