De la Tunisie aux États-Unis… La Constitution dans tous ces États

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

 

Cette semaine, alors que la Constituante tunisienne parachève la nouvelle loi fondamentale du premier pays des Révolutions arabes, les Égyptiens sont convoqués pour approuver par référendum leur constitution post-révolutionnaire. Cette énième version, rédigée sous tutelle militaire, dilue fortement les références à la charia contenues dans la version khwandjie précédente, consacre le principe (certes un peu flou) d’un «  gouvernement civil » et proclame la liberté de conscience « absolue ». Sur le papier, du moins. Car un principe constitutionnel, comme un train, peut en cacher un autre. Comme l’observe l’édito du Financial Times :

Ce référendum, censé être un tremplin vers un avenir démocratique, risque de se transformer en mandat pour un populisme militaire coercitif – une restauration de l’État sécuritaire que les Égyptiens croyaient avoir renversé lorsqu’ils ont détrôné le président Hosni Moubarak en 2011.

[…] L’Égypte a évidemment besoin de rétablir la sécurité afin de pouvoir redémarrer son économie dévastée. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut restaurer l’État sécuritaire et criminaliser jusqu’à un quart de la population. Les Égyptiens ont besoin de toute urgence de trouver un nouveau consensus, de reconstruire leur nation et ses institutions. Le jour viendra où les libéraux et les gauchistes, les nationalistes et la jeunesse laïque, ainsi que de jeunes islamistes, qui par la force des choses ont fini par s’ouvrir à une culture démocratique plus inclusive, se rendront compte de la duperie de ce despotisme bienveillant laïc.

L’ironie n’en est que plus aiguë de voir à Tunis une Constituante où Ennahdha possède la majorité relative non seulement évacuer toute référence à la charia et adopter le principe de la liberté de conscience mais aussi protéger cette dernière en interdisant toute incitation contre les non-croyants, véritables ou prétendus tels. 

Bien sûr, ces acquis – tout comme l’adoption de l’égalité totale entre citoyens et citoyennes et de la parité hommes-femmes dans la représentation politique – sont le fruit de rapports de force établis au gré de batailles politiques qui ont continué jusqu’au moment du vote, et continueront sans doute après. Des batailles qui rappellent justement un article paru sur le site de The Economist il y a quelque temps, qui s’interrogeait sur le poids relatif du religieux dans les constitutions de divers pays :

Le degré de « religiosité » de la loi fondamentale de tel ou tel pays nous renseigne généralement davantage sur son histoire politique que sur les sentiments religieux de la population d’aujourd’hui. La constitution américaine ne contient aucune référence à Dieu […]. Aux débuts des États Unis, de nombreux citoyens ont dû trouver cela plutôt étrange de vivre dans un pays qui n’avait pas de religion établie, et où le premier amendement à la constitution stipulait clairement qu’il n’en aurait jamais. Mais il faut se rappeler que les fondateurs des États-Unis tenaient à se distancier des théocraties répressives et sectaires qui existaient alors en Europe. Pendant la guerre civile américaine, certains avaient tenté, côté nordiste, de faire insérer un amendement explicitement chrétien, mais sans succès. 

Par contre, de nombreux pays européens, dont les populations sont nettement moins pieuses que les Américains, conservent des références à Dieu ou à la religion dans leurs constitution ou chartes. Sous la constitution non-écrite du Royaume-Uni, le monarque est le chef de l’Église anglicane […]. En Norvège [… ] il y a eu quelques efforts pour desserrer le lien entre l’État, l’Église et la couronne, mais le processus reste à ce jour incomplet. Le pays ne reconnaît plus l’Église luthérienne en tant que religion d’État, mais elle est encore officiellement désignée comme «l’église du peuple », et le monarque doit y appartenir. 

[ … ]

La constitution grecque comprend des dispositions religieuses très élaborées. Elle commence par les mots : « Au nom de la sainte Trinité, une dans son essence et indivisible » et désigne le christianisme orthodoxe comme « religion dominante ». Elle reconnaît deux institutions, l’Archidiocèse d’Athènes et le Patriarcat de Constantinople, et stipule qu’aucune traduction de la Bible ne peut se faire sans leur autorisation. Une section entière de la constitution protège le régime monastique spécifique du Mont Athos. La Grèce, l’Irlande et la Norvège ont ceci en commun : ce sont des États qui ont été créés en opposition à la domination étrangère au 19e siècle ou au début du 20e, une époque où les frontières entre religion et patriotisme étaient parfois floues. Cela peut expliquer le teint théocratique de leurs documents fondateurs.

[…]

Dans la plupart des pays à majorité musulmane (à l’exception de la Turquie), la constitution fait au moins référence à l’islam, et cela était le cas même à l’époque où le nationalisme laïc était à son apogée. [ … ] Au grand embarras de leurs protecteurs occidentaux, l’Irak et l’ Afghanistan ont adopté des constitutions teintées d’Islam. Toutefois, Noah Feldman, professeur de droit de Harvard qui a été un des conseillers des rédacteurs de la constitution irakienne, veut faire comprendre aux Occidentaux pourquoi, dans certaines circonstances, la loi et la gouvernance islamiques peuvent avoir un certain attrait : la loi islamique implique au moins que le dirigeant d’un pays est soumis à certaines contraintes, c’est ce qui constitue tout de même un progrès par rapport au totalitarisme laïc.

Ce même Noah Feldman se trouve actuellement à Tunis, où il assiste en spectateur au vote des articles de la nouvelle constitution et en rend compte pour Bloomberg News. Ému jusqu’aux larmes d’entendre l’assemblée entonner spontanément Houmat El Hima après avoir voté l’article 45 sur la parité hommes-femmes, Feldman fait l’éloge du compromis dans le processus d’élaboration de la constitution : 

Si partout ailleurs, le Printemps Arabe a échoué ou est en difficulté, en Tunisie une victoire pour la démocratie constitutionnelle est à portée de main.

Le processus a été lent et pas toujours facile. [ …] Mais c’est précisément la scène politique divisée de la Tunisie – et sa culture politique du consensus – qui confèrent à la démocratie constitutionnelle une chance raisonnable de succès ici. Ne disposant que d’une majorité relative à l’assemblée, les islamistes d’Ennahdha n’ont pas eu d’autre choix que de faire des compromis. Ils ont gouverné en coalition et, jeudi dernier, le Premier ministre Ali Larayedh a démissionné en faveur d’un gouvernement intérimaire qui supervisera les élections. Contrairement à tout autre parti islamiste dans le monde, Ennahdha a accepté de supprimer toute référence à la charia de la constitution. À plusieurs reprises, ils ont fait des concessions à une opposition qui est surtout mue par la suspicion vis à vis des intentions d’Ennahdha.

C’est à partir de tels compromis que sont faits les constitutions réussies. Une Constitution, dans son essence pratique, est un accord entre élites politiques qui est adopté par la population. Si les dirigeants politiques d’un pays ne respectent pas cet accord après y être parvenus, la constitution sera discréditée et finira par tomber en désuétude, aussi parfaite puisse-t-elle paraître sur papier.

Les longs efforts du comité de consensus ont eu pour effet de construire une certaine confiance dans le pacte constitutionnel partagée par les principaux acteurs politiques. Ayant travaillé ensemble, ils s’engagent pour la suite en connaissance de cause. En négociant, ils ont toujours en tête leurs attentes quant au fonctionnement ultérieur de la vie politique – et ce n’est pas une mauvaise chose, bien au contraire.

P.C.

 

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