Par Lotfi Essid
Ali a fait la connaissance de Sinda à En-nasr. Cet employé d’une société de négoce qui bat de l’aile, sort régulièrement de son bureau pour aller battre le pavé sur la grande avenue qui rappelle les rues de San Francisco. Il y rencontre de jeunes femmes qui, comme lui, vont et viennent sans objectif précis.
Lorsqu’une fille lui plaît et que leurs regards viennent à se croiser, il insiste, et si la fille vient à le rappeler du regard, Ali sait que c’est gagné et invente un prétexte quelconque pour entrer en relation et faire connaissance. Sinda venait en face de lui en souriant au cornet de glace qu’elle avait à la main. Ali l’arrêta et bafouilla quelques mots que Sinda lui fit répéter. J’ai envie de vous poser une question, mais je n’ose pas ? Lui dit-il à plusieurs reprises. Elle finit par saisir sa requête et l’encourage à oser. Il insiste après s’être enquis de son prénom, qu’il a peur qu’elle interprète mal ses propos et qu’il veut surtout éviter le moindre malentendu. Ses tergiversations amusent Sinda et la rendent plus disponible. Elle devient presque familière et lui parle comme à un enfant: vas-y, raconte-moi, ne te gènes pas ! Rassuré, Ali finit par lancer : j’ai envie de lécher ! Sinda lui tend gracieusement sa glace avec l’air de dire : si ce n’est que ça ! Il voulut continuer le jeu et lui dire par exemple : j’étais sûr que tu allais mal me comprendre, mais il était déjà un peu amoureux de la fille et ne voulait surtout pas se former sur elle, si elle venait à bien saisir son jeu de mot, un avis défavorable. Aussi, finit-il par lécher goulument les parfums glacés qui s’offraient à lui.
Deux semaines plus tard, Ali (23 ans) et Sinda (27ans), attablés au Salon de thé, en étaient déjà à forger leur projet d’union. On était au mois de juillet et ils estimaient qu’ils pouvaient se marier en décembre, question de passer l’hiver au chaud.
Sinda, secrétaire dans une agence de publicité, vient de la région de Béja. Après la mort de son père, elle a fait venir sa mère à Tunis, surtout pour l’aider à payer le loyer. Elle lui a même trouvé discrètement quelques travaux de ménage pour arrondir les fins de mois difficiles. Tous les samedis, la mère et la fille, courent les bazars pour acheter quelques tissus et autres accessoires afin de préparer petit à petit le trousseau de Sinda.
Deux mois plus tard, au début de l’automne, les deux tourtereaux, attablés dans le même Salon de thé à En-nasr, évaluaient avec entrain leur budget de mariage.
Course d’obstacles
Ali, papier et stylo à la main, calculait et Sinda acquiesçait. Bahi ! répétait-elle sans trouver à redire. Une salle de fêtes modeste pour 150 personnes, ça va chercher dans les 2500 DT avec l’eau et une autre boisson. Pour l’orchestre, le neveu de Am Khémaïs chantera gratis, pour me faire plaisir ; ses comparses, 4 instruments, demandent seulement 600 dinars ; c’est donné, non !
Ils passèrent ainsi en revue toutes les dépenses : bagues de fiançailles, Henna, hammam et coiffures, location de la robe de mariée, gâteaux et boissons, albums photos et film vidéo, invitations, transports, fleurs et autres frais. Pour détendre l’atmosphère Sinda taquinait Ali en lui rappelant qu’il a oublié de calculer les fruits secs ou la garniture de voiture, et tous les deux riaient de bon cœur avant de retrouver leurs esprits en considérant la somme colossale à la quelle ils vont devoir faire face ; sans compter la dot, les cadeaux saisonniers (moussem) et les bijoux pour lesquelles ils convinrent d’inventer des mensonges officiels qui ne répondent à la vérité qu’aux yeux des autres.
Ils recalculèrent les dépenses à la baisse en défalquant le voyage de noces qui n’aura plus lieu. Pourquoi louer une voiture de luxe, renchérit Ali, je demanderai à mon ami fayçal d’emprunter la BM de son beau frère et il le fera, tu vas voir ! Qu’est-ce qu’on a besoin d’autant de gâteaux, minimise Sinda, j’ai vu tellement de mariages où ce qu’on mange et ce qu’on boit est correct mais bien suffisant.
Ils finirent par se rendre compte qu’au meilleur des cas, ils en auraient pour 30000 dinars en calculant les meubles et les frais du petit appartement qu’ils voudraient louer. Mon chef d’agence m’a promis un crédit de 20000 DT, tu devrais en demander autant si nous voulons être à l’aise ! Conclut péremptoirement Ali. Sinda pousse un soupir en regrettant que les mariages ne se fassent plus, comme autrefois, sous le sceau de l’entraide. Elle propose à Ali, en plaisantant, de célébrer leur union dans le petit village proche de Béja d’où elle est originaire. Le Rechg, l’argent que les convives accordent aux mariés leur rapporterait beaucoup d’argent. Ali, en citadin goguenard, rit à s’en pisser dessus, lorsque Sinda lui répète les couplets, apprises auprès de sa mère, du louangeur à gages (remmây) en l’honneur des donateurs : … et en l’honneur de celui qui est venu partager notre joie, petit ou grand ou assis sur la natte : oucalla râs elli jâ ou frah’ lina, çr’ir ou kbir ou men gacd foûq el-h’açir. Il conclut, optimiste, qu’à Tunis aussi, on sait mettre à contribution la parenté et les proches. La sagesse populaire ne dit-elle pas que la charge répartie est aussi légère que les plumes (h’mil ej-jemâa rich). Ils décidèrent, en tous cas, de commencer à tâter le terrain pour contracter les crédits qui s’imposent.
Sinda passa les longues soirées de l’automne à écouter sa mère. Elle lui racontait la bonne humeur et la simplicité des mariages d’autrefois, la cérémonie des noces qui dure des semaines et entretient les liens sociaux, les chants religieux qui attirent la protection sur les époux et les autres cantilènes qui accompagnent la flopée de cérémonies qui préparent le grand jour. Elle lui prodiguait des conseils pour se protéger contre le mauvais œil et lui apprit quelques incantations pour préserver la virilité du mâle et la fertilité de la femme. La mère de Sinda trouvait les quelques mariages en ville auxquels elle a pu assister, déplorables et ridicules.
Chacun son mariage
Sinda savait l’attachement de sa mère aux traditions ; elle passait ses récits au peigne fin pour n’en garder que ceux qui ont la vogue et ne lui attireraient pas les moqueries que les citadins réservent aux gens de la campagne.
Sa mère, femme sage et avisée, lui apprit aussi que les coutumes du mariage varient parfois entre deux bornes kilométriques et Sinda lui rappela en souriant que son fiancé était de Bab Jédid et que les citadins n’étaient pas très à cheval sur les traditions.
Deux mois avant les accordailles, Ali présenta Sinda à sa famille. Son père est Tunisois et sa mère vient de la région du Fahs. En paysan indélicat, l’oncle maternel Klifa, porté sur la plaisanterie, a dit à Ali devant sa dulcinée : Ah, c’est elle la ferrâdiya que tu as ramassée. Ce mot qui désigne aujourd’hui un individu peu recommandable, a fâché Sinda qui n’a plus téléphoné ni répondu aux appels de Ali durant deux semaines. C’est, encore une fois, la mère de Sinda, qui leva le malentendu en éclairant sa fille sur le sens du mot ferrâdi ou ferrâdiya qui, d’après elle, signifie dans certaines régions la personne unique par ses qualités, ses vertus et sa beauté. Sinda se réconcilia avec Ali et, à quelque chose malheur est bon, pour sceller leur concorde, ils entamèrent après avoir roulé pendant 3 heures pour trouver un coin à l’abri des regards, leur premier flirt poussé. Ils s’embrassèrent tendrement mais sans grandes effusions. Ali remarqua qu’il n’y avait pas beaucoup de tendresse dans les caresses de Sinda ; en revanche, elle profita de ce tête-à-tête pour examiner du côté de son légume d’amour et s’assurer qu’il croît dans la main et qu’il ne mollit pas. De ce frotti-frotta, Ali gardera longtemps le souvenir de l’audace de sa douce moitié et lui attribua une témérité discrète digne des femmes les plus averties.
Le grand branlebas est lancé au mois de décembre. Il n’y avait plus de temps à perdre. Aussi bien Sinda que Ali bénéficiaient jusqu’au mariage de la complicité de leurs collègues et du consentement inavoué de leurs chefs pour se défiler du lieu de travail aussi souvent qu’ils le voulaient. Lorsqu’ils ne se retrouvaient pas au Salon de thé pour se tenir au courant de l’avancement de l’agenda et se bercer d’espérances tout en se caressant discrètement le bas de la cuisse, ils vaquaient à la préparation des épousailles.
Sinda sortait maintenant plus souvent avec sa mère pour faire les emplettes : draps, serviettes de bain, parfums, savonnettes, enfin tout ce dont elle avait besoin pour démarrer sa vie de couple. Elle dut réduire ses ambitions depuis que la banque ne lui a accordé que 10000 dinars et non les 20000 escomptés. Sa mère a dû multiplier les travaux de ménage pour mettre un peu plus d’argent de côté. Pour les tenues de sorties, chaussures, sous-vêtements, nuisettes, strings et autres curiosités, elle se fiait davantage au goût de sa meilleure amie Rachida, vieille fille de 40 ans qui ne ratait aucune occasion pour déprécier Ali aux yeux de la jeune fiancée. Sinda ne dépensait plus spontanément, depuis que Rachida l’a persuadé d’acheter la camelote la moins chère ; une fois usés, ajoutait-elle, Ali t’en achètera d’autres. A chaque fois qu’elles se séparaient, Rachida concluait : Si t’as besoin d’autres conseils, je suis là, no problem ! Elle la quittait en la jaugeant du regard avec l’air de lui dire : tu ne feras que ce que je te dirai de faire !
Malgré leur bonne volonté, Sinda et Ali ont trainé jusqu’au mois de février, mais ça n’a coûté que le prix des invitations qu’ils ont réimprimées trois fois à cause du changement de la date. Le mariage n’eut lieu qu’à l’orée du printemps, au premier jour de Joumada Al-Awwal 1434, correspondant au 13 mars 2013 ; un mercredi.
Entre promesses et petits calculs
Un jour, une semaine avant le mariage, dans un moment rare d’intimité harmonieuse, Sinda et Ali se firent des confidences cruciales. Sinda avoua à Ali qu’elle n’était plus vierge en lui racontant son dépucelage par un cousin lointain qui devait l’épouser avec le consentement unanime de sa famille, avant de mourir prématurément dans un accident de voiture. A l’écoute de cette histoire émouvante, Ali versa une larme avec elle, sur la perte du cousin et de la virginité de sa future femme. Il en profita pour lui demander timidement une faveur : ne pas se faire épiler là où il pense. Elle répondit à ce souhait mignon en gloussant et sans rien promettre.
Jusqu’aux ultimes préparatifs de la fiancée, Ali rappellera à Sinda ce qu’il semblait considérer comme un serment. Il l’exhorta, métaphoriquement, sans qu’elle n’eût rien compris, à ne pas laisser la h’ennâna toucher à l’objet de son fantasme : je veux voir la terre en friche avant de labourer !
Le mariage étant souvent affaire de famille, aussitôt les noces ouvertes, les fiancés n’avaient plus rien à dire ; les quelques parents et connaissances s’emparèrent des fiançailles dans une grande agitation, souvent inutile, et décidèrent souvent par dessus leur tête. Ils ne s’adressaient aux fiancés que pour leur demander de faire ou de payer des courses superflues.
Le jour du mariage, on invita le notaire à dresser le contrat de mariage dans la salle des fêtes avant que ne commencent les réjouissances. Fayçal n’est pas venu chercher la mariée avec la BM de son beau frère et ils se contentèrent de la Ford Fiesta d’un voisin bienveillant à Bab Jédid. En arrivant à la salle des fêtes, une autre surprise les attendait. La salle était occupée par un autre mariage. Le maître des lieux leur expliqua qu’il a dû céder aux injonctions d’une famille qui a payé deux fois plus qu’eux et les invita à rejoindre une terrasse couverte sur le toit de la maison pour suppléer à la salle qu’ils avaient louée. Rachida lui explosa au visage, recommandant au couple d’annuler leur mariage plutôt que de célébrer la fête sur un vulgaire toit de bicoque.
Sinda et Ali tinrent bon et la terrasse leur porta bonheur. Le temps était très doux et l’orchestre du neveu de Am Khmaïes, privé de prises électriques, n’a pas pu installer ses baffles assourdissants. Les musiciens se confondirent au public et, dans cette ambiance amicale, le mariage se déroula bien mieux que dans une salle de fêtes. Le vidéaste et le photographe trouvèrent sur le toit une lumière douce et même une pleine lune qui valorisa leurs images et photos. Les youyous poussifs furent la seule fausse note de la soirée.
La fête terminée, Ali et Sinda, n’étaient pas au bout de leur peine. Ils se rendirent à l’hôtel Sheraton où le patron de Sinda leur a offert deux nuits, mais ne trouvèrent aucune réservation à leur nom. Ils ne purent le joindre et, en considération du prix de la chambre, ils renoncèrent et rentrèrent en taxi chez la mère de Sinda. Ils avaient résolu, par manque d’argent, de continuer à habiter l’appartement que Sinda partageait avec sa mère.
En franchissant le seuil de l’appartement, Sinda reconsidéra ce que lui disait sa mère sur le mariage d’antan chez les bédouins tunisiens. Soudainement murie, elle s’était dit que dans ce tissu de superstitions, cette foule de croyances désuètes, les usages produisent peut-être l’effet qu’ils symbolisent et assurent, lorsqu’on y croit, une pérennité de la famille, appréciable en considération de la durée actuelle d’un mariage tunisien. Elle décida de concéder aux coutumes et mit son pied sur celui de son mari dès qu’ils entrèrent dans la chambre nuptiale, dans l’espoir que toute sa vie, elle puisse la dominer.
Ali avait déjà oublié tous les contretemps qui ont jalonné sa fête de mariage et ne pensait qu’au petit jardin de sa femme. Il fut déçu qu’on n’ait pas respecté son vœu le plus cher. Au courroux de Ali, Sinda rétorqua qu’elle n’a jamais rien promis. Le désaccord a failli tourner à la dispute, mais la proximité de la mère les empêcha de parler fort. Ils eurent le temps de se réconcilier et de consommer leur mariage, mais aucune étincelle n’a jailli.
Ali avait toujours pensé, bien naïvement, que le mariage permet de pratiquer tout ce qu’on a appris sur le sexe : les leçons du cheikh Nefzaoui, le Kama Sutra, les mille et une façons d’atteindre l’extase et plein d’autres sottises. Pour sa nuit de noce, il dut se contenter de la portion congrue et il s’endormit en pensant que d’ici le mois de mai la pelouse aura eu le temps de bien repousser.
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