Les résultats du premier tour de la Présidentielle anticipée ont eu l’effet d’un tsunami. C’est une défaite retentissante de l’ensemble de l’élite politique au pouvoir ainsi que celle de l’opposition sans distinction et l’arrivée en force du populisme. Ce tremblement de terre dans le paysage politique tunisien me rappelle l’essai signé par Régis Debray en 1967 au titre évocateur « Révolution dans la révolution ». Brillant étudiant en philosophie et jeune idéaliste, Régis Debray quittera le poste d’enseignant de philosophie qu’il occupait au milieu des années 1960 pour rejoindre l’icône de la révolution mondiale, le fameux Che Guevara. Les jeunes idéalistes et révolutionnaires du monde entier étaient sous le charme de cette figure mythique de la lutte révolutionnaire dans le monde. Il faut dire que Fidel Castro, Che Guevara et leurs compagnons ont provoqué une rupture retentissante dans l’histoire politique de l’Amérique latine et dans les stratégies de lutte révolutionnaire dans le monde. Aux formes classiques de mobilisation politique de masse et de luttes démocratiques et pacifiques, les révolutionnaires cubains vont introduire de nouvelles formes de lutte et particulièrement la lutte armée. Certes, le mouvement révolutionnaire a connu des formes de lutte armée comme le mouvement zapatiste au Mexique, mais toutes ces luttes se sont soldées par des échecs retentissants et qui ont été à l’origine d’une répression aveugle des mouvements populaires. Ces échecs, ainsi que la répression qui s’ensuivit, ont pesé sur l’attrait de la voie de la violence armée dans la tradition du mouvement révolutionnaire international et ont fait des luttes pacifiques et démocratiques, la voie privilégiée du changement social.
Or, la révolution cubaine va être à l’origine d’une véritable « révolution dans la Révolution » dans la tradition et l’histoire du mouvement révolutionnaire. En effet, pour la première fois, un mouvement armé parvient à sortir vainqueur de sa confrontation avec un régime porté à bout de bras par les Américains et autres agents de la CIA. Cette victoire sera théorisée dans le fameux essai de Régis Debray, « Révolution dans la révolution », publié en 1967 après sa capture en Bolivie et l’assassinat de Che Guevara dans la théorie du Foco et qui deviendra la bible des révolutionnaires en herbe dans le monde entier, en dépit de l’échec retentissant de la campagne bolivienne. Cette expérience a produit une véritable rupture dans les stratégies du mouvement révolutionnaire, une « révolution dans la révolution », et a montré qu’un petit groupe de révolutionnaires, armé et appuyé par le peuple, est capable de produire la chute des régimes les plus honnis, de parvenir à des changements révolutionnaires dans des délais relativement courts et d’épargner aux peuples des années de répression et de malheur.
Ce qui s’est passé au premier tour de la Présidentielle en Tunisie ressemble par bien des aspects à une révolution dans la révolution, dans la mesure où il s’agit ni plus ni moins d’une chute de la classe politique et des élites post-révolution, celles qui ont eu à gérer le pouvoir comme celles qui étaient dans l’opposition. Il s’agit d’un désaveu retentissant d’une classe politique qui n’a pas été en mesure de répondre aux attentes politiques, économiques et sociales qui ont été à l’origine du mouvement révolutionnaire de décembre 2010 et du printemps arabe. Certes, un désenchantement que nous avons vu naître depuis quelques années et qui s’est exprimé de manière fracassante lors de cette élection présidentielle.
Plusieurs indicateurs sont significatifs de cette rupture et de ce tsunami politique post-révolution. Le premier concerne le niveau de participation dans ce premier tour des élections, qui a été très bas et qui aurait pu être encore plus catastrophique sans les appels effrayés des journalistes sur les différentes radios aux électeurs pour se rendre aux urnes, ce qui a permis d’améliorer le niveau de participation aux dernières heures. Mais, le taux de participation est nettement en retrait (45%) par rapport au premier tour de la Présidentielle de 2014 (64%) même si le nombre de votants est proche et se situe autour de 3,2 millions. Un autre indicateur de cette révolte des électeurs concerne la distribution géographique de la participation aux élections où les régions marginalisées qui n’ont pas recueilli les fruits de la transition se situent en queue de peloton et nettement en dessous de la moyenne nationale comme Jendouba (34%), Béja (22%), Kairouan (34%), Kasserine (30%), Gafsa (35%), Médenine (39%).
Parallèlement à cette faible participation, cette révolution dans la Révolution s’illustre par les résultats et la défiance à toute la classe politique post-révolution. Ces élections ont propulsé au second tour deux candidats néophytes en politique, Kaïs Saïed (19%) et Nabil Karoui (15%), et qui ont mené leur campagne depuis plusieurs années sur la critique et la rupture avec le « système ». Mieux, ces candidats n’ont pas mené les campagnes classiques auxquelles nous sommes habitués avec un déversement d’argent pour acheter les faveurs des électeurs et pour cause, l’un était en prison et l’autre s’est limité à une campagne invisible qui a définitivement remis en cause l’idée et le mythe « d’une machine » électorale héritée du défunt RCD et que tous les partis classiques cherchaient à contrôler en s’approchant des caciques de l’ancien parti au pouvoir, censé leur permettre de gagner les élections. Un autre signe de cette rupture c’est la présence de sept candidats proches du populisme dans la liste des dix premiers candidats. Cette rupture s’exprime également à travers la déconfiture des candidats du centre moderniste et de la gauche.
Nouveaux acteurs
Le premier tour de l’élection présidentielle nous a livré un espace politique comme un champ de bataille totalement dévasté avec la fin de la classe politique post-révolution et l’avènement d’un nouvel espace politique. Mais, quels sont les acteurs de ce séisme politique sans précédent ? L’analyse des premières données montre que ce sont surtout les jeunes qui ont voté en majorité pour cette rupture dans le système politique et dont les voix se sont portées sur Kaïs Saïed (37%) pour la catégorie d’âge entre 18 et 25 ans. Mais, contrairement aux avis courants, il s’agit de jeunes éduqués dans la mesure où près de 45% de ceux qui ont voté pour Kaïs Saïed ont atteint le niveau secondaire ou universitaire. C’est plutôt Nabil Karoui qui jouit de la confiance des illettrés qui ont majoritairement voté pour lui (40%). Par ailleurs, ces deux candidats ont réussi à avoir la confiance des femmes avec 22% de leurs voix qui se sont portées sur Kaïs Saïed et 20,4% sur Nabil Karoui. Parmi ces nouveaux acteurs politiques, près du tiers qui votent pour la première fois ont voté pour Kaïs Saïed et le quart a opté pour le candidat Nabil Karoui.
Cette révolution politique et ce tremblement ont été le fait d’acteurs politiques qui, pour la plupart, sont de nouveaux arrivants sur la scène politique, en grande partie éduqués pour Kais Saïed et illettrés pour Nabil Karoui et principalement des femmes.
Cette révolution trouve ses origines dans deux facteurs majeurs. Le premier concerne l’incapacité des différents gouvernements à répondre à la forte demande sociale qui est apparue après la Révolution. Ainsi, la situation économique n’a fait qu’empirer et la croissance reste fragile et créant peu d’emplois. Le niveau de l’endettement n’a cessé d’atteindre des sommets, l’inflation est élevée et les déficits externes et internes sont galopants. Le niveau de chômage reste très élevé, en particulier celui des diplômés dans les régions de l’intérieur. Par ailleurs, les caisses sociales ne cessent d’accumuler les déficits mettant à mal sa capacité à assurer sa fonction de solidarité sociale. Il faut aussi noter la lente détérioration des services publics, particulièrement ceux de la santé et de l’éducation qui constituaient le fondement du modèle social et la source de légitimité de l’Etat post-colonial.
Facteurs et causes endogènes
C’est d’un paysage économique et social en ruines que les différents gouvernements ont hérité dans les années post-révolution. Or, la gestion de cet ordre en crise a été un échec total et l’ensemble des gouvernements n’ont pas été en mesure d’apporter des réponses durables à ces défis. En même temps, cet échec s’est accompagné de la montée des lobbys, des intérêts partisans, de la corruption qui ont affaibli l’Etat et sa capacité à jouer son rôle d’arbitre en toute indépendance. C’est cette double crise politique et morale qui est derrière la révolte d’une marge totalement dégoûtée par cette course au pouvoir d’une élite incompétente et totalement déconnectée des réalités et surtout de la détérioration des conditions de vie des gens et d’une crise sociale sans précédent.
Parallèlement à cette crise politique et sociale, cette révolte trouve aussi ses origines dans le délitement de l’espace politique et les divisions et les crises d’ego dans toutes les familles politiques, particulièrement celles du centre moderniste et de la gauche, qui n’ont pas été capables de rénover leurs visions politiques et d’apporter des réponses aux moyens de rénovation du contrat social post-colonial en souffrance. Ainsi, l’ensemble des familles politiques était empêtré dans des luttes fratricides entre des personnes qui ont fini par remettre en cause leur crédibilité et les emporter face au tsunami populiste.
Ainsi, faisons-nous face à un tsunami politique et à une révolution dans la révolution suite à des années d’échec des gouvernements et des crises à répétition d’une élite politique portée par ses propres intérêts et les jeux de pouvoir. Les résultats de l’élection présidentielle expriment une volonté de rupture radicale et sans précédent dans notre histoire politique avec les élites traditionnelles.
Nouvelle dynamique et dangers encourus
Les nouvelles forces politiques qui sont en train d’émerger, notamment celles portées par les candidats au second tour, s’inscrivent dans des cultures politiques et des univers culturels différents et parfois même contradictoires mais se retrouvent dans cet objectif ultime dans lequel se sont trouvés une majorité d’électeurs, qui est de poursuivre cette lame révolutionnaire et de mener l’élan révolutionnaire à son terme pour atteindre les objectifs oubliés ou trahis de la Révolution.
Cette dynamique ou ce phénomène de la « révolution dans la Révolution » n’est pas propre à la Révolution tunisienne. Beaucoup de processus révolutionnaires, lorsqu’ils patinent, ont connu ces phénomènes et l’apparition de figures du « sauveur suprême » ou révolutionnaire implacable, voire même « illuminé », drapés dans leur pureté révolutionnaire et qui proposent la voie de la radicalisation de la révolution pour sortir du blocage. Beaucoup d’historiens ont étudié ces phénomènes et les ont analysés. Il n’est pas dans mon intention dans cette contribution de présenter les résultats de cette analyse, mais je me limiterai à souligner quelques dangers inhérents à ces dynamiques.
Ces dangers proviennent de mon point de vue de la position de départ et du fondement profond des mouvements populistes qui tournent autour de la trahison des clercs et des élites du peuple et la nécessité de construire un projet politique qui fait du retour aux masses, le cœur de l’action politique. En dépit de l’intérêt et de l’importance de l’écoute et du dialogue entre les élites et les peuples, la position populiste comporte quelques dangers et j’en retiendrai quatre majeurs. Le premier, c’est le rapport avec l’Etat que les populistes considèrent comme la cristallisation de l’élite et de l’idée hégélienne de la constellation de l’idée pure. C’est cette conception philosophique qui explique le caractère absolu de l’Etat et surtout son extériorité par rapport à la société. Les forces populistes proposent un projet alternatif et cherchent à reconstruire l’hégémonie de la société sur l’Etat et son extinction dans le corps social. Cette idée s’exprime dans les différents courants politiques à travers des propositions comme les conseils populaires. Or, cette position n’est pas sans porter de dangers dans la mesure où l’Etat constitue l’arbitre nécessaire et capable d’assurer l’égalité des citoyens au sein de la société. La tentation de l’extinction de l’État détruit l’acteur essentiel des sociétés démocratiques et pourrait ouvrir les sociétés modernes sur le chaos et l’aventurisme.
Le second danger des thèses populistes est lié à sa culture politique et son fondement idéologique. Ces courants rejettent les conceptions des élites issues des Lumières qui cherchent à ouvrir de nouveaux horizons dans les sociétés et à les inscrire dans un universel des droits de l’homme et de la modernité. Les courants populistes rejettent cette conception et s’inscrivent dans une dynamique de soumission aux croyances profondes des populations par conviction ou par opportunisme. Ainsi, trouve-t-on dans les fondements de ces courants un bricolage et des points de vue détonnants, allant du nationalisme radical à des formes ambiguës de socialisme en passant par le registre de l’islam politique, voire même du jihadisme. C’est ce bricolage et cette soumission aux croyances populaires qui donnent à ces courants leur caractère conservateur et le refus d’inscrire leurs projets dans une perspective de progrès et d’inscription dans l’universel des droits de l’homme et de la modernité.
La troisième source de danger est relative à la stratégie politique de confrontation adoptée par une grande partie des courants populistes et qui peuvent renforcer les tensions sociales et les conflits.
Enfin, il faut noter que l’absence de programmes économiques et sociaux réalistes constitue le quatrième danger des courants populistes. Sous les pressions de leurs bases électorales, ces courants peuvent adopter des programmes d’une ambition démesurée et qui peuvent les conduire rapidement à des crises sans précédent.
L’élection présidentielle a été à l’origine d’un tsunami et d’une rupture sans précédent dans notre histoire politique. Or, cette révolution dans la révolution pourrait être à l’origine de quelques dangers qui remettraient en cause notre transition démocratique. Mais, gardons en tête les leçons du passé et la forte mobilisation de la société civile pour sauver notre transition démocratique et nous prémunir des dangers. Et, surtout, retroussons les manches pour développer une véritable alternative politique, économique et sociale pour sortir de la crise actuelle et reconstruire le contrat social en Tunisie.
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