Le témoignage de personnalités publiques constitue une contribution précieuse dans l’édification de la mémoire nationale et apporte aux historiens un éclairage inestimable sur des épisodes marquants de notre passé.
L’ouvrage du président Mohamed Ennaceur, « Deux Républiques, une Tunisie », en est une parfaite illustration : à travers plus de 600 pages, son auteur nous offre certes, le récit de son parcours personnel, mais également celui de la genèse et du développement des politiques sociales et de l’emploi après l’indépendance. Plus généralement, l’ouvrage recèle une foule d’informations et d’appréciations de l’auteur sur les hommes et les événements qui ont jalonné sa riche carrière.
Il fut un des artisans majeurs de la mise en place des institutions et des instruments relatifs à l’organisation du monde du travail en particulier en matière de dialogue entre les partenaires sociaux en Tunisie.
Avant de se pencher sur le contenu du livre, il me paraît juste d’en louer l’élégance de la rédaction. Fidèle à lui-même, le président Ennaceur nous livre un texte d’une grande sobriété qui élude les tournures alambiquées et le style ampoulé. Allant à l’essentiel, il évoque les faits et égrène ses analyses avec une écriture souple et aérée procurant ainsi au lecteur un réel confort de lecture. En dépit de la taille de l’ouvrage, l’auteur ne se départit jamais de son sens de la synthèse : pour avoir eu la chance de le rencontrer à maintes reprises, j’ai toujours goûté, entre autres, son souci de la concision et son aversion pour l’arbre à palabres.
Un des charmes des autobiographies provient de l’évocation de l’enfance, de l’entourage familial, du terreau social, de la formation et de l’ascension du personnage.
Pudique de nature et épargné par le nombrilisme, le président Ennaceur ne leur consacre que quelques dizaines de pages. Cela suffit, pourtant, pour nous attendrir sur les premiers pas d’un enfant de l’intérieur du pays, très tôt orphelin, et dont la condition sociale modeste ne fut jamais vécue comme un handicap ou une affliction, mais comme un extraordinaire stimulant.
Le sens de la dignité, il faut le dire, est une des qualités qui caractérise notre auteur depuis sa prime enfance et qui n’a pas peu contribué au respect qu’il inspire au plus grand nombre.
Elève studieux, formé à la prestigieuse école Sadiki et au lycée Khaznadar, ses convictions et son engagement patriotique lui valurent à deux reprises un renvoi desdits établissements scolaires. Mohamed Ennaceur n’eut pas à forcer sa nature pour se ranger derrière Bourguiba en adhérant très tôt au néo-Destour.
Sa licence de Droit en poche, Mohamed Ennaceur opta pour le ministère des Affaires sociales, appelé alors, le ministère du Travail et de la prévoyance sociale. Contrairement à la plupart de ses camarades, souvent attirés par des carrières plus confortables et lucratives dans le privé, l’inclination personnelle de Si Mohamed et sa sensibilité au social le conduisirent à choisir un département ingrat où tout restait à construire.
Durant 25 années, il déploiera au sein de ce ministère une énergie sans pareille pour édifier une véritable politique sociale allant de la protection de la maternité, à travers le planning familial, à la formation des travailleurs, à travers l’Office de la formation professionnelle et de l’emploi.
Que ce soit dans la mise en place des législations en matière sociale dès 1960, ou dans celle de l’instauration des Caisses de sécurité sociale, l’empreinte de Mohamed Ennaceur est indélébile. Sur le plan international, il sera dès les années 60, le représentant de l’Etat tunisien dans toutes les organisations internationales à vocation sociale telles que l’OIT ou le BIT. L’expérience et l’aura qu’il acquiert à travers sa participation active aux instances internationales, outre ses réalisations au plan national, paveront, indiscutablement, son ascension aux responsabilités ministérielles à partir de 1974.
Une fois ministre des Affaires sociales, Si Mohamed Ennaceur continuera à creuser son sillon en inaugurant la politique contractuelle qui, à travers les conventions collectives cadre et sectorielles, les minimas sociaux et d’autres mesures, a durablement modifié les relations entre employeurs et employés.
La signature du Pacte social en 1977 fut le couronnement des efforts que Mohamed Ennaceur n’a cessé de consentir en vue d’une paix sociale durable.
Mais quand la politique s’interfère et la lutte des égos s’enflamme, les acquis ne sont jamais totalement à l’abri : le 26 janvier 1978 fut autant le fruit d’un mécontentement social que celui d’un bras de fer entre le gouvernement Nouira et l’UGTT. Pressentant l’affrontement et le refusant par nature et par conviction, Mohamed Ennaceur prit en décembre 1977 une des décisions les plus graves de sa vie: démissionner du gouvernement.
Jusqu’ici, peu se sont hasardés à présenter leur démission à Bourguiba et une telle audace pouvait avoir un coût prohibitif. Quelques contrariétés personnelles et bassesses, comme celle de prolonger son stage d’avocat d’une année supplémentaire, en résultèrent mais rien qui ne puisse susciter le moindre regret de Si Mohamed quant à la justesse de sa décision.
Sa traversée du désert sera de courte durée, puisqu’il sera de nouveau appelé à présider aux destinées du ministère des Affaires sociales de 1979 à 1985. Bourguiba, malgré l’usure de la vieillesse, savait encore reconnaître la compétence de ses collaborateurs.
Que ce soit comme président du Conseil économique et social ou comme représentant de la Tunisie aux Nations unies à Genève, Mohamed Ennaceur continuera jusqu’en 1996 à servir son pays avec dévouement et efficacité. En 1989, il rata de peu l’élection comme directeur général du BIT (Bureau international du travail), faute malheureusement d’un franc appui de son propre gouvernement.
Qui pouvait imaginer qu’après une si brillante carrière publique et une juste aspiration à une retraite paisible, l’Histoire allait de nouveau taper à la porte de Si Mohamed pour le propulser au-devant de la scène politique ? La suite est connue de tous : au lendemain du 14 janvier 2011, il renoue avec le ministère des Affaires sociales si cher à son cœur.
Fort de la confiance et de l’amitié de Béji Caïd Essebsi, il participera au succès de Nidaa Tounes aux élections de 2014. Désigné président de l’ARP de 2015 à 2019, il s’acquittera de sa tâche avec dignité et sagesse malgré le tumulte politique et l’effondrement de son parti.
En juillet 2019, la disparition soudaine de Béji Caïd Essebsi lui ouvre les portes de Carthage pour une période transitoire qu’il voulut de 3 mois seulement par souci de respect de la Constitution. Avant lui, à l’inverse, l’ineffable Marzouki chercha par toutes sortes d’artifices de prolonger le provisoire pour savourer tout le suc de la fonction présidentielle.
La polémique déclenchée par le récit que fait Mohamed Ennaceur dans son livre du 27 juin 2019 ne peut occulter les zones d’ombre qui entourent cette journée ni son droit d’avancer des hypothèses. De même, les explications qu’il donne du délitement de Nidaa Tounes et le déchaînement des ambitions qui l’ont précipité sont particulièrement dignes d’intérêt et constitueront, à ne pas en douter, un précieux témoignage pour les historiens qui s’y pencheront.
L’ouvrage de Mohamed Ennaceur est une lecture passionnante pour tous ceux qui aiment ce pays et son histoire. Il peut donner à réfléchir, voire à méditer à ceux qui aujourd’hui occupent des responsabilités nationales sans, loin s’en faut, convaincre.
Le désintéressement et le dévouement dont a fait montre l’auteur du livre durant plus de 60 ans de vie publique devraient constituer un exemple, voire un modèle pour ceux qui aspirent à jouer un rôle politique ou à remplir une fonction publique.
Voir ce fils de Thysdrus, l’antique El Jem, fouler le sol du Palais de Carthage, plus qu’un clin d’œil à notre prestigieuse histoire, est l’accomplissement d’un destin exceptionnel dans lequel la volonté, le courage et le hasard ont joué chacun sa partition. γ
*Avocat et éditorialiste