Nul ne doute que le principal défi pour la Tunisie est celui d’une sortie de la crise économique actuelle. Dans ce contexte, on se demande où sont cachés les économistes tunisiens et pourquoi sont-ils absents des débats actuels. Tous les ans en cette période de fin d’année, les économistes critiquent les estimations de croissance pour l’année suivante. Le gouvernement a, quant à lui, retenu une hypothèse de croissance de 3,1 % pour calculer la loi de Finances de 2019. Compte tenu de la petite vitesse actuelle de l’économie tunisienne, il faudrait un redémarrage immédiat et rapide de la croissance pour atteindre ce chiffre. Cela paraît assez peu vraisemblable alors que les indicateurs de conjoncture ne montrent pas encore de vrais signes de reprise.
Les économistes du secteur financier sont quant à eux un peu inquiets mais n’annoncent aucun chiffre pour l’année prochaine bien que les écarts d’estimations devraient être déterminants pour les financiers.Nos financiers ne comprennent pas encore que l’écart de croissance est ce qui sépare la réduction des déficits publics de leur augmentation, la hausse et la baisse des profits (donc de la bourse), et surtout le recul ou la montée du chômage.
L’exercice de comparaison entre des taux de croissance est de plus en plus inadapté. Tout ramener à un seul chiffre et se limiter à confronter des taux de croissance est particulièrement réducteur. Afficher une prévision économique unique est toujours un exercice largement conventionnel. Il l’est encore plus à un moment où le contexte politique est très incertain et où les acteurs économiques cherchent dans le brouillard de nouveaux repères. La contribution des économistes au débat public doit aller bien au-delà de ces batailles de chiffres. Il nous semble tout aussi essentiel de baliser les avenirs vraisemblables que de fixer une prévision centrale.
Or, nous sommes entrés depuis 2011 dans une situation sans précédent historique. De nombreux scénarios sont possibles sur le plan politique, géopolitique comme sur le plan économique. Comment les chefs d’entreprises et les consommateurs vont-ils-réagir? On voit déjà des projets reportés. Combien de temps cela durera-t-il ? Quelles seront les conséquences en chaîne ?
Le message des économistes aux décideurs ne peut pas se résumer à un seul chiffre. Il doit tenir compte de l’ensemble des avenirs possibles et les interpréter au regard du champ des décisions possibles. Aujourd’hui, ce message pourrait être par exemple le suivant.
Aux politiques, il faudrait dire qu’un budget construit sur une croissance de 3,1 % peut être carrément décalé par rapport à la réalité si la croissance n’était en définitive que de 2 %. La prudence de gestion commanderait donc de recalibrer les dépenses publiques et les recettes sur une hypothèse prudente de 2,5 % et de ne débloquer le surplus que dans la mesure où l’économie le permettrait effectivement. Sinon, tout ira en déficit supplémentaire, qui s’ajoutera au déficit déjà existant. Cela se terminerait par un relèvement des impôts ou des programmes d’économie brutaux. Il faudrait dire aussi qu’un budget préparé dans une perspective de roue libre jusqu’aux élections n’est peut-être pas adapté aux besoins urgents de renforcement de notre sécurité intérieure et extérieure qui priment depuis 2011. Sauf à laisser filer la dépense, des redéploiements sont rapidement nécessaires. On pourrait enfin dire que les PME ont à faire face à plusieurs chocs notamment la baisse du dinar, la hausse des coûts de l’énergie et le renversement de conjoncture, et que cela peut être défavorable à l’emploi sans compter les perturbations sociales inhérentes.
Aux chefs d’entreprises, on pourrait suggérer de maintenir leurs projets d’investissement de long terme (car le ralentissement débouchera sur une reprise), de ne pas contribuer à freiner l’économie par des mesures trop générales mais aussi d’éviter toute décision un peu hasardeuse qui pourrait mettre l’entreprise en situation difficile en cas de panne de croissance. Bref, de réfléchir à la fois en termes de prévision probable mais aussi de scénarios de risque.
Aux épargnants, il faudrait rappeler que les périodes d’incertitude sont toujours très défavorables aux marchés financiers et à la valeur des actifs financiers. Une stratégie de placements prudente s’impose, évitant pour l’instant des prises de risque et privilégiant les placements diversifiés et protecteurs du capital. D’autres manières de placer son argent doivent être aujourd’hui privilégiées.
Au final, les économistes devraient expliquer que les réformes rencontreront des oppositions. Les uns les considèreront comme une régression sociale. D’autres se poseront en défenseurs du service public pour mieux en bloquer le progrès, et c’est un peu ce que fait l’UGTT actuellement. Pour soutenir le changement, il faut que l’opinion publique en comprenne bien l’enjeu ; qu’elle comprenne qu’entre une croissance de 2,6 % et une croissance de 5 %, il y a une différence de 50 000 chômeurs en moins par an. Mais aussi que l’on ne passera pas de 2,6% à 5% de croissance sans bousculer des habitudes et des situations acquises. Il faudra pour faire admettre cela une vision et beaucoup de pédagogie.
Mohamed Ben Naceur