Tout aurait pu être différent, moins dramatique, moins compromettant, sans l’indifférence, l’égocentrisme et, dans certains cas, la volonté de nuire, venant de certains compatriotes, testés Covid+, placés en isolement forcé, mais qui ne respectent pas les règles du confinement. A croire que la vie vaut moins qu’une quatorzaine dans son logis. Les premiers cas de corona étaient importés d’Italie, de France, d’Egypte, de Turquie. A présent, ils sont bel et bien tunisiens, et la contamination transmise horizontalement poursuit son chemin. Aux dernières estimations, on se rapproche inexorablement du millier de cas confirmés et d’une trentaine de décès. Rien d’alarmant, en apparence, par comparaison aux voisins du sud de la Méditerranée et à d’autres pays, mais la Tunisie n’est pas la France, ni l’Italie, ni l’Espagne, trois puissances économiques où les grands moyens nationaux et autres européens sont déployés pour faire face au virus et à sa propagation. En Tunisie, l’inquiétude des officiels augmente. Le non-respect du confinement laisse présager de lendemains apocalyptiques. Les autorités sanitaires sont terrifiées à l’idée que la courbe épidémiologique dépasse le seuil de tolérance des CHU publics. « Ce serait catastrophique, nous n’avons pas les moyens d’y faire face, nous serons dépassés », affirmait, ému, Abdellatif Mekki, ministre de la Santé au cours d’une conférence de presse, mardi dernier. C’est un scénario que les pouvoirs publics ont tout fait pour éviter, notamment en gérant la crise sanitaire par anticipation, par prévention, en prenant des mesures draconiennes avant terme. Mais cela semble insuffisant, voire même inefficace, eu égard aux graves dépassements commis par certains patients ou porteurs du virus en infraction aux mesures de confinement, unique mesure préventive actuelle. Or, cette mesure n’est pas respectée, mettant en péril la vie de tout un peuple et la pérennité même de l’Etat, et les autorités sécuritaires impuissantes font face à l’indiscipline et à l’entêtement des fauteurs de trouble. « Soit nous mourrons, soit c’est le pays qui mourra », lâche le ministre de la Santé à qui veut bien l’entendre. Le pays mourra quand l’économie aura été anéantie, quand la famine se sera installée et quand l’insécurité et l’anarchie auront confisqué les institutions de l’Etat et le pouvoir. Abdellatif Mekki, qui a pleuré en public, et ses plus proches collaborateurs, qui ont lâché leur colère en public, ont peur. Ils craignent quelque chose de grave, qu’ils taisent, sans doute pour ne pas déclencher la panique. Mais le fait est là : de réelles menaces pèsent simultanément sur la vie des Tunisiens et sur la stabilité du pays. Des attentats terroristes viennent d’être déjoués, des mouvements suspects sont signalés dans les hauteurs des zones à risque et deux éléments terroristes ont été éliminés ces derniers jours par les forces sécuritaires. Mais encore: des officiels ont reconnu l’existence de tentatives de déstabilisation de la Tunisie en cette période de crise sanitaire mondiale, au moment où les forces armées et sécuritaires sont mobilisées pour mettre à exécution la stratégie nationale de défense et de prévention contre le coronavirus qui, aux dernières nouvelles, a tué plus de 80 mille personnes à travers le monde. Selon ces officiels, des éléments suspects se seraient même mêlés aux foules qui se sont agglutinées devant les bureaux de poste pour retirer l’aide financière de 200 dinars octroyée par l’Etat dans le cadre des mesures sociales décidées pour porter assistance aux plus démunis. D’autres auraient incité ou aidé des personnes malades, testées Covid+, à quitter clandestinement des zones déclarées foyer épidémique (Ile de Djerba) pour se rendre dans d’autres zones moins infectées (Médenine). « C’est un crime », déclare Abdellatif Mekki, avouant sa crainte que l’indiscipline de certains citoyens détruise tout ce qui a été accompli et voue à l’échec les sacrifices inestimables des personnels soignants qui défient la mort chaque instant au prix de leur propre vie. Pour le ministre de l’Intérieur, « la situation est grave » et il parle d’endurcissement des mesures de confinement, dans le cas où les rues ne désempliraient pas. Il annonce, enfin, que l’indiscipline sera désormais sévèrement réprimée par la force de la loi, mettant ainsi fin (espérons-le!) au laxisme de l’Etat face aux infractions quotidiennes au confinement et aux dépassements de toutes sortes. Il est, en effet, regrettable, voire condamnable, que le pays et la majorité des Tunisiens soient placés en confinement indéterminé, payant ainsi lourdement, au prix de leur liberté et de leur gagne-pain, la faute d’une poignée d’indisciplinés prêts à mettre en péril la vie des autres, sans s’en soucier. Peut-être certains d’entre eux le font-ils sciemment, du fait que des théologiens s’accordent à dire que dans la religion musulmane, toute personne décédée des suites d’une épidémie est un martyr. Cela pourrait en effet donner des idées à ceux qui veulent mourir en martyr et sans avoir recours aux armes!
La bourse ou la vie
Les clichés qui ont fait le tour des réseaux sociaux suscitent la consternation et la honte. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants, en haillons, agglutinés les uns sur les autres, s’arrachant des sacs de semoule acheminés par des camions de l’armée. Difficile de croire qu’on est en Tunisie. Le spectacle est indigne du petit pays qui a su surpasser ses carences naturelles et bâtir un Etat moderne, économiquement viable, puis une difficile transition démocratique, grâce à son seul capital humain, à ses ressources en matière grise. La pauvreté est une réalité, elle est relative et elle existe depuis la nuit des temps et partout, les pays riches et industrialisés n’en sont pas exempts, ni les démocraties. Mais il existe aussi une pauvreté digne, sereine, patiente. Pourquoi celle-ci est-elle si laide, si humiliante? Il est évident d’en faire assumer la responsabilité au gouvernement qui, fraîchement installé dans ses quartiers, n’a pas su anticiper les mouvements de foule et n’a pas procédé à l’organisation de cette opération de distribution des aides financières. Alors que l’administration publique s’y connaît bien pour avoir acquis des décennies d’expérience dans l’organisation de la solidarité nationale. Par ailleurs, la base de ce gouvernement est composée de partis politiques censés avoir visité toutes les régions, toutes les localités et jaugé le degré de précarité et d’impatience des populations locales. Il n’en est rien. Sauf que la faute est partagée. Les personnes qui se sont amassées devant les bureaux de poste ne craignent pas le Coronavirus autant que le dénuement, ne se soucient pas des mesures de confinement quand il faut aller chercher de quoi se nourrir et encore moins des risques de transmission du virus. Pour ces hommes et ces femmes, c’est la bourse ou la vie. En dépit de quelques erreurs organisationnelles, le gouvernement Fakhfakh a fait bonne figure face à la pandémie, jusqu’à présent. A l’instar de tous les autres pays, riches et moins nantis, et en dépit du lourd endettement public, les mesures sociales et économiques qui s’imposent, ou du moins les plus urgentes, ont été prises. Mais il faut tout de même souhaiter que le déconfinement commence le plus tôt possible et que la vie reprenne petit à petit son cours afin de stopper à temps la vague de contestations sociales qui enfle inexorablement.
En attendant, les hommages et les honneurs vont aux personnels soignants, ces soldats aux blouses blanches, une armée au front sanitaire qu’il convient de protéger et de respecter en veillant à ce que la courbe épidémiologique soit au moins stabilisée. Car en l’absence d’un vaccin, qui débarrasserait l’humanité de ce virus mortel à grande échelle, aucun pays n’est en mesure de prévoir la fin de ce cauchemar, ni comment il pourrait mettre fin au confinement et rouvrir la voie à une vie normale. Une vie normale? Même pas. Tant que le vaccin n’aura pas vu le jour, le virus persistera et continuera de se transmettre d’une personne à une autre et de menacer la vie de millions d’individus.
Yasmine Arabi