Décarboniser l’économie tunisienne !

Par Moktar Lamari, Ph.D*

Transition climatique, gouvernance durable, gestion résiliente et politiques économiques neutres en carbone: voilà les mots clefs du défi climatique, pour le gouvernement Bouden et ultimement pour le président Kaïs Saïed. La taxe carbone constitue le principal levier et cheval de bataille. La Tunisie doit acclimater ses politiques économiques, mieux choisir ses instruments et agir promptement…
Pas pour rien, le temps est compté! En Europe, la taxe carbone va entrer en vigueur en janvier 2023, soit d’ici 5 mois. De par le monde, on attend ces échéances avec impatience, car on va enfin comprendre comment ce mécanisme va fonctionner de manière précise. 
Il y a six options sur la table et dans les six options, la taxe carbone peut aller du simple au centuple par rapport aux barrières décidées. Un récent rapport du FMI explique ces modalités, leurs spécificités et calibrages fiscales liés.

Le temps est compté 
A partir de 2023, l’accès aux marchés de l’UE sera tributaire de la présence de la taxe carbone dans les politiques publiques du pays exportateur. 
Autrement, c’est le pays importateur qui impose la taxe carbone sur le produit importé, pour des raisons d’équité et d’engagement dans la lutte aux changements climatiques. Et dans ce cas, le montant de la taxe sera celui en vigueur en Europe. Et de nombreux produits ne seront plus compétitifs et perdent de leur attrait commercial. C’est dire l’importance de l’enjeu tarifaire qui en découlera.
Le FMI, la Banque mondiale et plein d’autres organisations internationales font de la taxe carbone un enjeu majeur.
La taxe carbone, n’est plus un tabou dans de nombreux pays en Afrique (Maroc, Côte d’ivoire, Sénégal, Afrique du Sud). Dans ces pays, la taxe carbone varie de 2 à 13 $ Us la tonne de carbone. En Europe et en Amérique du Nord, on frise les 100$ la tonne, en moyenne, même si le débat et les tensions au sujet de cette taxe ne font que commencer. 

Une économie carboneutre !
Le concept de la Taxe carbone est simple et il se base sur 3 principes à assimiler pour concevoir, adopter et bien implanter ces politiques axées sur la taxe carbone:
1- Les changements climatiques sont des externalités négatives (indivisibles et non exclusives), et tous les pays, tous les secteurs et toutes les régions sont concernés par ces externalités. Tous doivent agir dans une approche proactive, concertée et gouvernée collectivement, chacun selon ses moyens et selon sa contribution aux changements climatiques.
2- Les mécanismes du marché libre ne peuvent résorber ce problème de façon automatique, sans intervention de l’Etat (et la communauté internationale). Et l’intervention publique doit agir sur la fonction du coût de production des biens et services (intégrer une taxe sur les prix des biens en cause). Tant pis pour l’inflation, la cause des changements climatiques est plus durable, plus stratégique est plus vitale.
3- Les États doivent alors intervenir et imposer une taxe bien calibrée pour internaliser l´externalité négative du CO2, la taxe doit corriger donc l’imperfection des prix du marché et réduire indirectement le volume de carbone dégagé, de façon à atténuer les méfaits des changements climatiques. La taxe n’est rien d’autres que la difference entre le coût marginal social et le coût marginal privé en lien à la production d’un bien donné, faisant l’objet d’une externalité négative (pollution). 
On veut appliquer le principe du pollueur payeur, via la taxe carbone. 
Il s’agit d’un concept clef, et au coeur de la théorie économique moderne. Au coeur des nouvelles politiques publiques, dans tous les secteurs, pays et régions.

A quand la Tunisie? 
La taxe carbone constitue un passage obligé et une solution incontourunable pour la Tunisie. 
C’est sérieux ! Et il vaut mieux en parler franchement, en public et à temps, pour mettre l’enjeu dans les priorités l’agenda des politiques publiques, des stratégies de développement et des défis du cycle budgétaire.
C’est un défi majeur pour la lutte aux changements climatiques. Un défi qui ne peut être relevé que dans le cadre d’une lutte à mener sans merci, collectivement dans le cadre d’une solidarité internationale. 
Un défi qui pourrait devenir incontournable pour accéder aux aides internationales, aux prêts des bailleurs de fonds et aux marchés internationaux. C’est un défi de bonne gouvernance aussi! La taxe peut avoir ses méfaits et sa charge morte, quand elle est mal calibrée, bricolée et mal implantée.
Mais en Tunisie, le citoyen moyen est encore à des années lumière des défis, tellement peu sensibilisé aux dangers et méfaits des changements climatiques. Il suffit de voir l’état du matériel roulant (délabré et polluant), l’état des plages (érosion, agressivité de l’économie, montée des eaux…), le stress hydrique et les technologies vétustes des grandes industries (cimenteries, industries polluantes, surexploitation des nappes phréatiques, etc.). 

Un défi ignoré par les élites 
Les médias et les partis politiques ne sont pas encore suffisamment responsabilisés et engagés dans cette bataille contre les changements climatiques. 
Les économistes tunisiens et les politiques publiques ne valorisent pas suffisamment les incitatifs et les instruments économiques pour solutionner les enjeux environnementaux et pour faire face aux défis des changements climatiques. 
La taxation fait peur et on ne veut pas en entendre parler en public ! Pour beaucoup de ces élites, c’est de l’économie ultra-libérale qui veut s’immiscer dans les décisions nationales. Les élites au sommet de l’Etat évacuent les défis climatiques de leur discours et préoccupations , 
Plusieurs modèles de taxation (tarification) sont à l’œuvre de par le monde, la Tunisie doit choisir, doit expérimenter, mais doit d’abord se commettre et s’engager. Il y a ainsi des impacts à calculer et à financer par les contribuables, par les entreprises et par la dette.
Cependant, l’introduction d’une taxe carbone serait un atout considérable pour la Tunisie, afin de financer ses programmes publics pro-environnement mais surtout, permettre une ouverture pour les entreprises tunisiennes à compétitionner à l’international, notamment en Europe où désormais, une sorte de « visa vert » sera exigé pour les produits non européens.

Le PLF 2023 doit composer avec la taxe carbone
Le nouveau projet de loi de financement (PLF) 2023 doit renforcer l’efficacité du système fiscal en tant que moyen de financement des politiques publiques . La fiscalité reste une mesure économique par laquelle la croissance économique pourrait être favorisée. 
Mais la Tunisie est déjà surtaxée, avec une charge fiscale qui avoisine les 33% du PIB. 
L’effort collectif à faire par la Tunisie est gigantesque et une réflexion nationale doit être menée collectivement et démocratiquement dans ce cadre, avec l’implication des économistes compétents et intègres, en appui aux opérateurs et organisations patronales, syndicales, sociales… concernées.
Correctement conçue et adéquatement calibrée la taxe carbone peut devenir un précieux incitatif pour renforcer la compétitivité, pour alimenter le budget de l’Etat et faire de la Tunisie une destination de production industrielle neutre en carbone. Et donc attractive pour les investisseurs internationaux.
Au-delà des contraintes logistiques et administratives que cette taxe engendrerait pour l’industrie et pour l’exportation, cela pourrait aussi devenir une opportunité pour renforcer la compétitivité du ‘‘Made in Tunisia’’.
Le secteur privé a un rôle majeur à jouer dans une transition carbone résiliente au changement climatique..
Déjà en cours dans plusieurs pays, notamment européens et américains, la taxe carbone pourrait aussi contribuer à l’accélération de l’émergence d’une industrie tunisienne verte et décarbonée.
La coalition « Race to Zero » est en effet la plus grande alliance d’acteurs non étatiques, et qui vise à poursuivre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050. Cette coalition regroupe plusieurs millions d’entreprises à travers le monde et couvre près de 40 % des émissions mondiales de CO2 et plus de 50 % du PIB.
La Tunisie doit agir, et doit innover ses instruments pour acclimater ses politiques économiques et sociales. La lutte aux changements climatiques peut se conjuguer aux programmes de lutte à une désertification qui ravage plus de la moitié du territoire tunisien. 
Les recettes fiscales de la taxe carbone doivent financer les projets de transition climatique (atténuation et adaptation) et éviter de financer les salaires de fonctionnaires fantômes et improductifs qui ne font rien d’utile pour l´économie du pays et le bien-être collectif.

*Professeur agrégé aux Universités, Canada

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