L’occupation illégale des trottoirs continue, alors que les kiosques laids s’implantent partout, que les constructions anarchiques occupent tous les terrains et que les déchets s’amoncellent dans tous les quartiers. C’est à croire que le civisme se meurt dans ce pays et qu’il n’y a plus d’autorités municipales ni d’autorité tout court …
Nous avons visité bon nombre de quartiers, des plus modestes aux plus huppés et le constat est le même : l’anarchie ne connait pas de limites…
Commençons par ces trottoirs constamment occupés par les chaises des cafés, les étalages des boutiques, les vendeurs à la sauvette, jusqu’aux gravats qui sont là depuis des années et qui finissent par faire corps avec le trottoir. Un spectacle désolant, indigne d’un pays qui se veut moderne. La palme de l’incongruité revient à ce magasin de vêtements qui a installé ses mannequins sur le trottoir, au lieu de les placer dans sa vitrine.
Des amendes ridicules
Or, selon divers textes de loi et autres décrets promulgués en 1930, puis d’un arrêté du ministre de l’Intérieur de 1999, occuper le trottoir est interdit et les contrevenants sont passibles d’amendes allant de 10 à 50 dinars. Des sommes dérisoires par rapport à ce que peut rapporter une terrasse de café, un soir d’été ou une nuit de Ramadan. Alors les propriétaires de ces commerces se permettent d’étaler leurs tables et leurs chaises sur toute la largeur de nos trottoirs, qui ne sont déjà pas bien larges.
Sauf que cela oblige les piétons à descendre sur la chaussée, provoquant la colère légitime des automobilistes. On nous a rapporté plusieurs cas de personnes âgées, d’enfants et de personnes handicapées qui ont eu des accidents plus ou moins graves à cause de cette situation. Mais les commerçants n’en ont cure et gare à vous si vous bousculez une de leurs tables ou si vous frôlez une de leurs « chicha » (narguilés)
Une jeune étudiante qui n’a pas l’habitude des grandes cités, nous décrit sa vie à Tunis : « circuler en ville exige une grande attention, il faut savoir où mettre les pieds, éviter de bousculer les étals ou les tables pour ne pas provoquer la colère des commerçants, faire attention aux voitures et aux deux roues quand on est obligé de descendre sur la chaussée, accepter les insultes des automobilistes qui tentent de vous éviter… Bref, c’est un parcours du combattant en pleine cité ! Alors moi, j’évite de quitter le foyer universitaire et de descendre en ville.»
Et puis il y a ces voitures impunément stationnées sur les trottoirs malgré le risque de se faire poser un sabot ou de se retrouver à la fourrière.« Où voulez-vous que je mette ma voiture ? Les parkings sont inexistants ou saturés » nous dira cette dame un brin prétentieuse, avant de laisser les clés de sa voiture à l’un de ces gardiens de rue, à la mine patibulaire.
Une autre dame accompagnée de sa fille de seize ans tient à nous apporter son témoignage : « ce qui m’énerve quand je passe devant ces cafés qui occupent les trottoirs, c’est la promiscuité créée par la courte distance entre les chaise et moi. Car en plus de nous mater avec des regards sales, ma fille et moi, ces hommes attablés se permettent de nous faire des remarques désobligeantes sur notre tenue ou sur notre corpulence… Moi ça me donne une envie de les tuer tous ! »
Pourtant il y a un ilot de bonheur et de plénitude dans ce monde saturé de chaises, de tables et d’objets divers : c’est la rue de Marseille, en plein centre de Tunis. Devenue piétonne depuis fin 2004, elle est un modèle du genre. « Mais pourquoi ne réserve-t-on pas le centre ville aux piétons, comme cela se fait dans de nombreuses grandes villes ? », s’exclame un octogénaire qui a l’air d’avoir beaucoup voyagé.
Ici il n’y a ni trottoir ni chaussée, mais un espace de promenade en dalles, sans escarpements, délimité par des pots de fleurs bien entretenus. On y circule librement, sans être obligé de faire attention où on met les pieds. Depuis plus de dix ans, elle a accueilli de nombreuses manifestations artistiques et artisanales. Les commerçants en sont satisfaits et les passants s’y sentent en sécurité.
Des verrues appelées kiosques
Ailleurs, des kiosques à journaux, à tabac, à boissons et autres glaces chimiques se sont implantés dans les carrefours, aux coins des rues, dans les quartiers chics, comme dans les quartiers modestes. On les retrouve même dans les parcs de loisirs, proposant à des enfants des produits aux provenances mystérieuses et à la qualité douteuse.
A l’origine, c’étaient de petits kiosques qui rendaient service en restant ouverts tard le soir. Mais depuis la Révolution, leur nombre a augmenté de façon anarchique et leur look est devenu proche de ces gourbis que l’on a détruits par centaines dans les années soixante. Jouant sur la proximité et les horaires d’ouverture frôlant les 24 heures sur 24, ils ont proliféré à la manière des cages à lapins : construits sur des blocs en ciment, parfois couverts de tôles, exigus, souvent sales, ils sont devenus de véritables verrues dans le paysage de nos grandes villes.
Le plus inquiétant, c’est leur prolifération même dans les endroits qui ne sont pas faits pour les accueillir. C’est le cas notamment d’un kiosque qui s’est implanté, juste après la Révolution, sous l’une des arcades de l’aqueduc romain qui se situe entre le Bardo et Bab Saâdoun, une insulte à notre histoire et à notre patrimoine architectural.
En centre ville, sur le trottoir de la mosquée El Fath située au bout de l’avenue de la Liberté, a vu éclore il y a quelques années plusieurs kiosques et étals qui vendent tout et n’importe quoi. Auparavant, c’était un espace vert qui accueillait les fidèles qui viennent prier le vendredi. Mais il a été squatté par ces étals dont l’un est venu s’implanter directement contre le mur de cette mosquée, empêchant les passants de circuler aisément.
Dans la même zone déjà saturée, près de la station de métro du Passage, il y a une esplanade qui permettait aux piétons de circuler aisément et aux groupes de jeunes gens de se rencontrer, avant de partir dans les divers lieux de loisirs. Or plusieurs vendeurs à la sauvette sont venus occuper des surfaces importantes, pour vendre des objets du genre que l’on trouve à Sidi Bou Mendil, mais bien plus cher !
Ce qui est inadmissible, c’est qu’en face de cet espace, un kiosque a envahi les lieux ne laissant aux passants que cinquante centimètres pour traverser une voie particulièrement dangereuse, puisque toujours encombrée de voitures, de taxis et de bus. Faut-il attendre qu’un drame s’y déroule pour prendre les mesures nécessaires et déplacer ces étals et ces kiosques ?
Autre grand drame toujours sans solution : les sacs poubelles, les gravats et les déchets d’usine s’entassent partout sur les rares terrains vagues, notamment du côté du lac de Tunis. Mais les rues du centre ville et même celles des quartiers huppés ne sont pas épargnées par les déchets, à croire que les éboueurs sont éternellement en grève.
Pourtant des camions ont été offerts à plusieurs municipalités et les éboueurs ont obtenu les droits qu’ils exigeaient. Mais selon diverses sources, notamment une vieille dame qui vit au rez-de-chaussée d’un immeuble en centre ville « les éboueurs ne font plus leur travail correctement, ils se contentent de ramasser les objets qu’ils peuvent revendre et ils laissent les déchets sur place ! » Une situation dénoncée par de nombreux citoyens et sur laquelle les municipalités semblent fermer les yeux pour préserver la paix sociale…
Une situation qui pose de nombreuses interrogations sur l’état de ce pays. On se demande ce que font, ou plutôt ce que ne font pas les municipalités. Cherchent-elles de vraies solutions aux problèmes de la cité ? Y a-t-il des projets clairs pour faire face à de telles attitudes, à un tel amas de problèmes, à une telle anarchie… D’autant plus que l’été approche, une saison particulière, celle de tous les excès, de tous les abus, des trottoirs occupés aux déchets pestilentiels, avec leur lot de mouches et de moustiques. Les villes doivent être assainies et les citoyens les plus fragiles doivent être protégés. Il y va de l’avenir de nos enfants et de notre pays…